CINÉASTE DIGITAL
Benoît Labourdette
Nous sommes en 2008, un homme circule dans une fonderie, Richard Texier, le sculpteur. Immenses étincelles, métal en fusion, travail acharné et démoulage des plâtres donnant corps à quelques sculptures d’animaux mythiques. L’artiste et son téléphone. Minuscule être humain et minuscule machine, tous deux encerclés de métaux éternels et leurs métamorphoses. L’homme sort la machine de sa poche, il filme. Il capte avec sa main. Comme s’il avait un oeil mobile. Richard Texier regarde ainsi depuis que des caméras ont été intégrées dans les téléphones. Le sculpteur filme les gestes, le peintre filme les visages et les corps, l’homme filme ses amis. Richard Texier saisit ces traces infiniment plus éphémères que ses sculptures : un dessin sur un coin de table, une conversation – image ontologique, image amateur, image de basse qualité, image approximative, image partage, image authentique. Nous sommes en 2009, Zao Wou-ki côtoie Richard Texier, l’homme et son téléphone à la caméra. Le vieil et immense artiste demande à son ami de le filmer lorsqu’il travaille, lorsqu’il peint simplement. Richard Texier n’a jamais réalisé de film. Mais il est peintre, lui aussi. Il sait. Il devine. L’ami n’allait pas filmer Zao Wou-ki, il allait faire sentir, faire toucher ce qui se passe derrière l’image. Comment saisir l’acte de peindre ? Comment dépasser l’aspect superficiel du geste en train de se faire ? La peinture n’est ni danse, ni mise en scène de gestes, le geste n’en est qu’une des étapes. Comment un film pourrait-il rendre compte de cela ? Comment l’image preuve, justement, pourraitelle laisser entrevoir ce dont elle n’est que la plus infime surface ?
DANS LE PARTAGE DU VIVANT
Ainsi, Richard Texier filme son ami peintre. Mais de quelle sorte ? Il capte le vivant. Il ne fait pas un film sur Zao Wou-ki, il fabrique un film avec Zao Wou-ki. Cette nuance est essentielle : ne plus faire un film sur, mais fabriquer un film avec. Ne plus être dans le partage du regard, être dans le partage du vivant, du sens de l’art. Pourquoi Richard Texier filme-t-il ? L’artiste se sent illégitime parfois, apeuré de prétendre à, effrayé par sa propre naïveté... Nos minuscules machines sont une bénédiction pour les enthousiastes, pour ceux qui, comme Richard Texier, filment avec leur coeur, avec leur main, avec leurs amis, sans cette distance gênée du sujet du documentaire. Ainsi, Zao Wou-ki est lui-même, dans sa présence réelle avec son ami Richard Texier. La caméra n’est pas cachée, elle n’est pas absente, elle n’est pas discrète,
non, la caméra est là, pleinement. Les deux amis ont eu envie, ensemble, de partager ce qui construit leur vie, ce « rouge, très très fort ». J’imagine un vieux Chinois en train de dire ces mots, comme les mots essentiels : « rouge, très très fort ». Et ces mots-là, de cette profondeur et de cette simplicité, Zao Wou-ki ne les aurait prononcés devant aucune autre caméra que celle du téléphone de son fidèle ami. Lorsque je filme avec cette machine miniaturisée – partie de mon corps désormais, prothèse essentielle –, je ne filme plus avec la seule médiation de mes yeux... Je sais filmer depuis un ailleurs, là, juste au-dessus de mon crâne, je peux filmer mon propre corps, le bras tendu et inversant mon regard, j’apprends à confier mon téléphone à quelqu’un d’autre, éloigné. C’est un oeil qui circule. Ce n’est plus la caméra métaphore de mon regard, c’est un autre oeil qui s’est implanté dans mon corps. L’image est comme une sorte d’oralité s’effaçant dès réception et en moins d’une seconde. L’image communication, l’image conversation. Lorsqu’il choisit de filmer avec son oeil déposé au creux de sa paume, Richard Texier devient lui-même peau sensible, surface sur laquelle s’impriment, de manière tactile ou digitale, les empreintes du monde. L’artiste ose effleurer, toucher, partager sa propre empreinte pour garder la trace du monde qui l’entoure, de peau à peau. L’image est une empreinte digitale. L’image change radicalement de nature et de fonction. Ne plus faire semblant que nous en sommes encore aux images d’avant. Richard Texier est un authentique cinéaste digital. Cinéaste, car il choisit en toute modestie de faire oeuvre d’images animées. Ses films portent une autre force, car l’artiste choisit de capter avec cette machine commune, ce téléphone des plus banals, et qui permet cependant d’inventer des images telles des empreintes digitales, si sensibles, si fortes. Filmer ainsi est difficile, paradoxalement, car le chemin n’est pas encore balisé. Si l’une des puissances du travail artistique est la découverte ou l’invention, savoir que l’on ne sait pas est sans doute la plus grande vertu de l’homme-artiste, car, alors, toute démarche de création est une prise de risque, sur le fil, unique, donc passionnante pour le regardeur.
OEIL VOLANT
Nous sommes en 2014, je propose à mon ami peintre, sculpteur et inventeur que nous fabriquions un film ensemble. La nouvelle machine sera un drone, objet volant à la caméra. Objet de rêve à comprendre, à questionner, à détourner. Il s’agit de ne pas avoir de projet, d’essayer d’être là, ensemble, dans l’atelier de l’artiste. Richard, moi et le
drone. Je sors la nouvelle machine et la calibre. Je pilote. Elle vole. Nous filmons, elle et moi. Si les images à venir sont douces et vaporeuses, le temps présent de l’expérience du tournage est intense et angoissant : beaucoup de bruit issu des quatre moteurs, un souffle éperdu et balayant chaque poussière, des mouvements imprévus et ces blanches hélices qui peuvent blesser... Dans notre monde, lorsque nous filmons, la caméra est toujours, plus ou moins liée, translatée de notre regard, de notre corps, au moyen d’un pied ou d’une grue, ou lorsque nous la tenons à la main. Dans les jeux vidéos par contre, lorsque nous déplaçons notre avatar, nous pouvons disposer la caméra à notre guise dans l’espace, devant, derrière, au-dessus, en-dessous... Dans ces mondes virtuels, la caméra est donc déconnectée du corps, le regard est déporté. Ainsi, et grâce à ce nouvel objet volant et filmant, nous pouvons aujourd’hui porter ce regard virtuel sur notre monde réel. Fascinant changement de paradigme scopique. Mais le drone, lorsqu’on le fait voler, n’est pas froid comme on pourrait le croire. Il évolue dans les masses d’air chaud ou glacé, dans le vent. On ne le maîtrise pas, il fait bien souvent des mouvements autonomes, poussé par cet élément invisible et si riche qu’est l’air. Il faut s’y abandonner, être à l’écoute de ce que le monde propose. Le monde machine. Tout comme Richard Texier, le sculpteur, qui, s’attaquant à un bloc de pierre ou de bois, doit écouter la matière, la suivre, être inspiré par elle, et trouver ainsi la justesse, l’organique de sa forme et de son sujet. Une vraie rencontre entre l’homme passeur et le monde. Et ces hélices qui peuvent nous blesser... Richard Texier propose que l’oeil du drone dérive autour de lui pendant qu’il travaille sur un tableau. Il s’adressera à cet oeil volant comme s’il se confiait à son regardeur. Le peintre déplace ses toiles. Nous transportons ensemble, nous installons, plaçons les éléments pour le décor d’un film à venir. Puis nous tournons-volons un plan-séquence et l’homme s’adresse à nous, spectateurs, il nous regarde à travers la caméra orpheline de la médiation d’un corps humain, un corps grue, un corps axe, un corps porteur. Il nous regarde, comme si nous étions là, mais nous percevons bien que ce corps est un corps des éléments, un corps cosmique. Drôle de sensation de regardeur. Et étrange expérience improvisée de pilote filmant à distance son ami, expérience imprévisible sous ce ciel et ces vents artificiels. Et c’est précisément cet imprévisible, ce mouvement naturel, cette non-maîtrise, cette peur que le pilote et regardeur ressent lorsqu’il laisse la machine et ses hélices s’approcher des toiles de l’artiste au risque de les meurtrir. C’est justement dans ce déséquilibre, dans ce risque, que réside la fulgurance, chère à André Breton, dans ce déséquilibreéquilibre, sur ce fil – où tout pourrait décrocher en un instant, mais où tout tient, par la force du désir partagé de fabriquer pour l’autre – que s’exprime ce que l’on nomme peut-être la magie. Nous regardons ces images à distance, ce toucher digital comme un mouvement organique très singulier. Avec elles, nous fabriquons une surimpression progressive, nous écrivons une surface de l’image.