UNE AUTRE ENTRÉE DANS LE COEUR DU MONDE
C’est en 2009 que Richard Texier inaugure une singulière série de tableaux intitulée
Chaosmos, laquelle compte aujourd’hui une centaine de pièces, série sur laquelle il continue d’oeuvrer en parallèle avec celle, plus récente, du Pantheo-Vortex. « Chaosmos ». James Joyce utilise pour la première fois ce mot-valise dans Finnegans
Wake, en 1939, au détour d’une phrase vertigineuse, comme s’il pressentait et vérifiait artistiquement que le cosmos ne peut tenir debout qu’en embrassant le chaos. Mieux, que cosmos et chaos font partie d’un continuum plus vaste où s’unissent indissociablement l’ordre et le désordre. Au début des années 1970, Gilles Deleuze et Félix Guattari revisiteront le chaosmos joycien, notamment dans Mille Plateaux, pour affirmer : « Le chaos n’est pas le contraire du rythme, c’est plutôt le milieu de tous les milieux. » C’est, littéralement, ce « milieu de tous les milieux » que Texier, en astrophysicien de la peinture, cherche à décrypter et à restituer.
Chaosmos n’est autre qu’une célébration de l’énergie comme résumé de l’histoire du monde. L’histoire d’un tableau constitue ici un champ expérimental, une métaphore des turbulences et des remous de l’univers. À l’origine du tableau, un magma tellurique, un tohu- bohu, qui recueille des matières de pigments, de cendre, de feu, quelque chose comme une genèse qui, peu à peu, se stabilise. Ce qui est mis en oeuvre ici, c’est la révélation d’une sorte de matière noire, mais qui pointe irrésistiblement vers la lumière et emprunte une multitude de points d’appui incarnés par des galets ou des pierres plates. Le changement, le devenir, la pluralité, l’empathie, l’opposition, la contradiction, le combat – tous les mouvements du réel sont là, bien présents, mais perçus sous le signe fluide de l’interdépendance. Texier conçoit chaque tableau comme un système ouvert appelé à condenser la diversité du vivant.
LE YIN ET LE YANG
Au sein du tableau, feu d’artifice de particules chaotiques, les pigments commencent à glisser, s’installent dans de petits alvéoles entre les reliefs. Formation de grumeaux, variations de densité, fulgurances natives. L’ambition, ici, est de dire la vitesse, l’aspiration. Dans l’imprévisibilité même du bruissement chaotique éclosent en continu des spirales d’ordre. Sur ces spirales, rien n’existe isolément. Tout fait écho, tout communique : les notions de centre et de confins s’évanouissent. Apogée-déclin, plein-vide, allerretour, ombre-lumière. Similarités suaves ou foudroyantes des espaces fractals. Bipolarités productrices de vie. Ce qui s’en va revient, ce qui revient s’en va. Il n’est d’immuable que la transformation, socle mouvant du monde. Houle des atomes, succession des métamorphoses : le passage est la seule règle. Avec Texier, la peinture redevient un exercice de cosmologie spéculative. « Le yin et le yang, dit Tchouang-tseu, se concertent et s’harmonisent. » Au fond du tableau, comme au fond du ciel ou du coeur, le doux s’affermit, le dur s’attendrit. Toute chose appelle autre chose qu’elle-même. Parvenu au sommet de sa tension énergétique, le cube est si cubique qu’il en devient sphère – et quand la sphère trouve sa perfection, elle rebascule dans son devenircube. L’ultime raffinement de l’univers, n’est-ce pas ce chaos, las de son trop-plein de chaos, qui s’en retourne vers l’équilibre pour apaiser ses ondes ? Ce chaos qui brasse et rebrasse toutes les cartes pour aboutir obsessionnellement à un nouveau point d’équilibre, ce chaos qui organise spontanément sa stabilité au point de fournir des matrices capables d’accueillir la vie. In fine, splendide, l’équilibre revient, tel un dispositif d’une phénoménale générosité, si somptueusement harmonique qu’il en appelle, à nouveau et sans relâche, au retour du chaos.
DES FRISSONS D’ESPACE-TEMPS
J’essaie, semble dire Texier, de trouver des métaphores pour dialoguer avec les forces du monde. Ni plus ni moins. Cela s’appelle l’art, un simulacre acharné à dire la vérité. Transcrire la sève, la respiration, le rythme, l’énergie. L’énergie, voilà le maître-mot. Une mise en mouvement, où tout peut se traduire. Si j’observe la trajectoire foisonnante de Texier, je me demande si ce n’est pas – profondément – ce contact continu et quasi charnel avec l’énergie qui lui a permis de transcender l’alternative paresseuse : ou bien rejeter la tradition, ou bien suivre des règles. Loin de toute approche linéaire, il privilégie sans répit une dynamique circulaire, procédant par cycles, spirales ou saisons mentales. L’idée même d’une logique chronologique lui semble inopérante pour dire au plus vif la polyphonie (la polyfolie) qui nous habite. Son oeuvre tout entière, du reste, pourrait être considérée comme un procès poétique fait à la raison discursive en tant que fonctionnement ordinaire de l’esprit. D’une série à l’autre, des Calendriers lunaires conçus dans les années 1980 jusqu’au