Le feuilleton de Jacques Henric. Pascal Quignard
André Velter
Ernest Pignon-Ernest
Gallimard
Une merveille peut en révéler une autre. Ce très beau livre, matériellement très réussi (bel emboîtage coulissant, couverture toilée, magnifiques reproductions sur du papier de qualité), servi par la plume sensible et affutée du poète André Velter, permettra à ceux qui l’ignorent encore de découvrir la qualité, la force, l’envoûtement de beauté intelligente dans le travail qu’élabore, depuis plus de cinquante ans, Ernest Pignon-Ernest. Lequel est, à mon sens, l’un des plus grands artistes français d’aujourd’hui. Au texte d’André Velter, qui intervient oeuvre par oeuvre, répondent les commentaires, anecdotes, précisions de l’artiste. Au commencement, c’est la guerre. Ernest Pignon-Ernest est appelé en Algérie. La fin apparente de cette guerre, en 1962, se profile. Le jeune soldat inscrit sa réprobation en faisant appel à l’oeuvre picturale qui, dans notre société, est devenue le symbole de l’horreur de la guerre, Guernica de Picasso. Isolé à Akbou, en Kabylie, il peint donc le taureau-minotaure du mythique tableau sur du papier journal (déjà !), la Dépêche d’Alger. Représentation sublime, sur fond de trivialité (publicité pour Perrier), du quotidien (petites annonces) ou de politique (grève de membres du FLN). Si le geste vient doublement de Picasso ( Guernica et papier journal), il sera par la suite transformé : ce sont des chutes vierges de papier journal du
Monde qu’Ernest Pignon-Ernest utilisera comme support pour ses oeuvres. Ensuite, c’est encore la guerre, du moins dans sa virtualité (car après la guerre, c’est toujours la guerre, ailleurs ou autrement). L’armée française dissimule ses missiles nucléaires dans le Vaucluse, au plateau d’Albion. Dissuasion, menace en creux ? Pignon-Ernest répond par du négatif : en pochoir, il reproduit la silhouette d’un homme et d’une échelle irradiés sur un mur d’Hiroshima. Et il le fait in
situ, en plein air, découvrant ce qui allait devenir sa méthode : intervention sur les lieux, à l’extérieur. Des lieux multiples, différents, pensés. Les colonnes à Avignon, en plein festival, pour critiquer l’emploi fait par Roland Petit de l’oeuvre de Maïakovski ; les trottoirs de Paris pour allonger ses cadavres de la Commune; une salle entière du Grand Palais où sont biffées chaque jour treize figures humaines (comme autant d’accidents mortels du travail en France quotidiennement) ; le rebord entre muret et trottoir pour accompagner la courageuse loi Weil pour l’avortement ; bas de murs, façon soupirail, pour dénoncer les conditions de vie et de travail des immigrés relégués dans des caves ; alvéoles du Château de la Roche-Guyon ; piliers d’autoroute (Rimbaud), piliers d’arcade (la très sensuelle Louise Lame)…
FAIRE MOUCHE
Évidemment, les murs, supports évidents de l’accrochage en général ( publicitaire ou contestataire, indications ou graffiti) sont principalement utilisés. Murs d’immeubles, d’usines, d’habitations (sur les vestiges de maisons détruites, dont les traces d’anciennes pièces demeurent sur la maison voisine, pour protester contre les expulsions abusives). À mes yeux, les plus formidables sont sans doute celles de ses nombreuses interventions à Naples, ville travaillant à son paroxysme les antagonismes violents (baie paradisiaque mais entrée des Enfers, couleurs vives mais murs décrépis, vitalité de la population à l’ombre du Vésuve, enfants jouant et riant sur les dalles noires de la lave du volcan…). Ernest Pignon-Ernest y colle ses affiches artistiques aux personnages sortis tout droit du Caravage, d’Artemisia Gentileschi ou de Mattia Preti (qui, comme Caravage, a travaillé à Malte). La Mort de la Vierge, la Décollation du Baptiste et tant d’autres rappels se trouvent pour ainsi dire re-contextualisés sur les murs actuels ; le passé fait irruption au présent, vient nous parler, nous apostropher, voire nous regarder, aujourd’hui. L’artiste photographie ses oeuvres dans ce contexte, soit le lendemain, soit des années plus tard, avec les passants qui s’arrêtent, souvent sidérés, à pied ou en Vespa… Voyez cette marchande de cigarettes et de serpillères pho
tographiée à côté d’un détail de la Mort de la
Vierge qui, après sa mort, sera dessinée par l’artiste sur les lieux mêmes où elle a vécu, passant de figurante à figurée, remplaçant pour ainsi dire la Vierge… Travail critique en divers lieux, en France comme à Naples, en Afrique du Sud comme au Chili, en Algérie ou à Ramallah, Pignon- Ernest sait voyager pour pointer (du doigt, du crayon) ce qui fait crise, mais le plus souvent en y ajoutant une pensée qui, bien que dans le lieu, fait aussi un pas de côté. Hommages à des peintres, mais aussi à des poètes : Rimbaud, Desnos, Neruda, Darwich, Nerval, Artaud. Hommages qui sont des réactivations de la force critique du verbe bien scandé et qui sait faire mouche. Le travail d’Ernest Pignon-Ernest réussit une synthèse rare : celle du politique, de l’esthétique, de la longueur d’onde historique, de la précarité, du sens et, oui, de la beauté dans la démocratie du regard. À portée d’oeil, pour tous, pour qui veut. Le dessin est magnifique, retravaillé selon les angles de vue, pensé chaque fois in situ. Non pas le lieu seul, le dessin seul, la précarité seule, les références seules. Tout vient jouer ensemble. Les éléments s’opposent ou fusionnent, se confrontent, se relancent. Une dialectique dans la sensualité qui nous force à penser notre présence au monde, ici et maintenant, en fonction de ce qui fut et de la disparition qui guette, inéluctable.