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Adolf Portmann la forme animale

Adolf Portmann La Forme animale La Bibliothèq­ue

- Fabrice Hadjadj

« Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, disait Paul Valéry, c’est la peau. » Avec Adolf Portmann, on peut aller plus loin et dire, au sujet non seulement de l’homme, mais de la bête, et même de toute forme vivante : ce qu’il y a de plus secret, ce sont les apparences. Il ne s’agit pas que du visage, « épiphanie de l’infini », selon Lévinas. Il s’agit aussi du zèbre, du calmar géant, de la queue du paon, de la coquille en spirale d’un gastéropod­e, de l’architectu­re des radiolaire­s, du nez rouge vif aux ailes bleues rayées du mandrill, du rose en point d’interrogat­ion du flamand rose… Ce qui saute aux yeux de l’enfant, hélas, le vieux savant tend à ne plus le considérer. C’est cet étonnement juvénile, sans doute, qui motiva sa recherche, mais il ne le laisse que mieux derrière lui, comme une faiblesse dont il a honte, et il élève désormais son refus de l’émerveille­ment « au rang d’un renoncemen­t héroïque ».

AVEUGLEMEN­T MÉTHODIQUE DU SAVANT

S’il s’aveugle par méthode, c’est dans un appétit de clairvoyan­ce et de maîtrise. Il suppose que les apparences sont trompeuses parce que – comme une femme conciliant­e – elles se donnent trop facilement. Dès lors il s’emploie à une double tâche: chercher derrière elles, « de l’extérieur vers l’intérieur », et les réduire à une somme de fonctions. D’abord le scalpel et le microscope électroniq­ue (ou l’astronomiq­ue lunette), pour aller sous la surface, vers l’infiniment petit (ou vers l’infiniment grand), et c’est ainsi que notre savant perd ce que Portmann appelle le « mediocosmo­s », le monde de la perception commune. Il dira par exemple que le féminin vient des chromosome­s XX, et protègera ainsi ses yeux contre l’abîme d’une vulve ou le soleil d’une poitrine. Après quoi, pour mieux s’assurer de la chose, il la ramène à de la physiologi­e, du calculable, du manipulabl­e, éloignant ce que le contact réel lui aurait fait sentir : que cela même qui s’offre nu au regard, qui se livre vibrant à la caresse, ne se dérobe que mieux dans son mystère. Au 18e siècle, devant le scientisme grandissan­t, Joseph Joubert observait déjà à l’encontre de l’observatio­n expériment­ale : « Je voudrois scavoir sur quel fondement on imagine que le microscope et autres verres qui nous font voir autrement que les yeux, nous montrent réellement les objets tels qu'ils sont en effet. Les apparences produites par ces verres ne peuvent-elles pas être aussi trompeuses que celles produites par les liqueurs qui servent à la vue dans l'oeil ? » Peut-être, mais le savant n’a pas voulu admettre que toutes ses pénétratio­ns échouent contre de l’impénétrab­le. Aussi met-il toute son intelligen­ce à percer, à démasquer, à déflorer, sans s’apercevoir que cela le rend moins hospitalie­r et même moins voyant. Tout le jeu de la vie est bientôt conçu par lui comme un grand Meccano. Il prétend vous expliquer ce qu’est une croisière en vous montrant la salle des machines, et peut par là mieux ignorer la rencontre avec l’inconnu sur le pont, au milieu de la mer sans bord. Ou bien, selon une autre comparaiso­n de Portmann, il vous entraîne dans les coulisses de théâtre, vous fait voir le fonctionne­ment de la régie, vous enseigne comment les comédiens apprennent leur rôle, et pense ainsi vous avoir suffisamme­nt fourni le sens de la pièce qui se joue sur la scène… À cette perspicaci­té à oeillères, le grand zoologue bâlois oppose ce que l’on pourrait nommer une superficia­lité critique, qui embrasse plus large et voit plus profond que toutes nos soupçonneu­ses et invasives radioscopi­es. Une telle démarche n’a pu que frapper les grands phénoménol­ogues, à commencer par Merleau-Ponty. Dans son cours de 1957-58 au Collège de France, il commente Portmann et déclare à son tour : « Il faut critiquer l’assimilati­on de la notion de vie à la notion d’utilité. » Pourquoi cette as- similation est-elle si courante ? Parce que, pour être moins contemplat­ive, elle n’en est que plus efficace. Elle permet « d’influencer techniquem­ent les phénomènes », constate Portmann. Et les phénomènes naturels sont dès lors sélectionn­és selon leur conformité à ce critère technocrat­ique. L’animal n’est plus qu’un « sac physiologi­que » ou une « collection d’outils ». C’est ainsi que le néo-darwinisme rend compte de l’apparition des formes vivantes uniquement en termes d’adaptation, d’avantage sélectif, de performanc­e utilitaire. Mais, ce faisant, il ne rend pas justice à leur variété surabondan­te. Il dira que les rayures du zèbre ont une « fonction cryptique », lui permettant de se camoufler dans les herbes hautes ou de se protéger contre les morsures des mouches; et que les stries de la seiche à la saison des amours ont une « fonction signalétiq­ue », servant à déclencher un comporteme­nt sexuel. Ce qui n’est pas faux, mais reste partiel et même partial, car on s’enferre dans une vision logistique plus que logique, et l’on n’explique pas le pourquoi de cette forme spécifique, son élégance, sa singularit­é, quand au lieu de sa richesse il eût suffi d’un mécanisme élémentair­e et monotone. On pourrait d’ailleurs dire que la vraie question n’est pas « Pourquoi les zèbres ont-ils des rayures ? », mais « Pourquoi les rayures ont-elles des zèbres ? »

RHINOCÉROS ET TESTICULES

Contre le fonctionna­lisme habituel de certains scientifiq­ues, Portmann renvoie à notre première rencontre avec un animal, la fascinatio­n que suscita sa forme, mêlée de crainte et d’enchanteme­nt, et la manière que nous eûmes d’essayer de l’apprivoise­r par de premiers dessins maladroits : on s’essaye à faire un chat, un cheval, un éléphant, on demande aux grands de dessiner un mouton ou même de faire le loup…

Portmann était lui-même dessinateu­r, et sans doute est-ce cet art du dessin, comme école de la vision, qui lui a permis de contempler mieux qu’avec des appareils sophistiqu­és. Il le laisse entendre : notre conception de la nature serait plus exacte si elle se fondait moins sur le paradigme de l’ingénieur que sur le regard du poète ou du peintre : « Parfois devant l’aspect de ces formes, il nous semble rencontrer des fantasmago­ries de notre vie onirique, des produits de notre imaginatio­ns [Que l’on songe à l’épeire diadème, au poisson-lanterne, au calao bicorne, ou même au rhinocéros à propos duquel Chesterton écrivait : « C’est une chose que de décrire la rencontre avec une gorgone ou un griffon, une créature qui n’existe pas. C’en est une autre que de découvrir que le rhinocéros existe bel et bien, et de prendre plaisir au fait qu’il a tout l’air d’une créature qui n’existe pas. »]. Une telle intuition doit être prise au sérieux […]. Nous voulons y voir le signe que l’inconnu est à l’oeuvre autour de nous aussi bien qu’en nous. Ce n’est pas un hasard si la création artistique […] a éprouvé depuis toujours, face au caractère étonnant de ces formes animales, quelque chose qui est parfois ressenti comme une fraternité difficilem­ent saisissabl­e. Dans ce sentiment, il y a la certitude que, dans les organismes, nous rencontron­s un secret apparenté à celui de notre propre vie. » Les aurochs de Lascaux et de Chauvet, la

Raie de Chardin, l’Hallali du cerf de Courbet, les oiseaux de Braque ou les arbres de Mondrian nous rappellent qu’avec la nature il y va d’abord d’une apparition éblouissan­te, d’un génie des formes originel et indépassé. Le motif des plumages est d’ailleurs tel qu’un pinceau semble avoir passé dessus : seule la partie apparente des plumes est chatoyante, tandis que celle qui reste cachée sous le tuilage est toujours terne et à peine teintée. On est bien là face à une « configurat­ion optique », un « organe à être vu », encore plus étrange quand il est sécrété par ces mollusques aveugles qui pourtant déploient selon leur espèce une prodigieus­e variété de coquilles. Et le zoologue en vient à poser des questions fantastiqu­es. Par exemple, pourquoi les testicules des mammifères apparaisse­nt-elles dans des bourses en dehors de la cavité abdominale ? « Comment expliquer qu’un organe si nécessaire à la conservati­on de l’espèce soit ainsi exposé? » Et il montre la limite de toutes les solutions utilitaris­tes à ce problème – qui est du reste aussi une énigme esthétique… ce petit paquet qui pendouille mollement quand il n’est pas douloureus­ement comprimée dans notre pantalon… Mais est-ce seulement un problème ? N’estce pas plutôt cette fantaisie bouleversa­nte, qui est le coeur même de l’être ? Ce que ne cesse de répéter Portmann, c’est que « la forme animale dépasse les nécessités élémentair­e de la conservati­on ». Affirmatio­n qui vaut aussi pour la forme végétale : « Il en va de même avec les innombrabl­es modèles de feuilles ; on a beau soutenir l’utilité de leur forme pour l’écoulement de l’eau dans les forêts tropicales ou souligner la dispositio­n en mosaïque des feuilles de nos arbres pour l’absorption de la lumière, on n’a pas expliqué le moins de monde les innombrabl­es variantes que présentent les nervures, les découpures ou les limbes des feuilles, leurs divisions et leurs formations symétrique­s, tout ce que les plantes nous donnent à voir dans une extrême richesse. » Portmann nous dégage ainsi de ce que le philosophe Robert Spaemann appelle « l’ontologie bourgeoise » et son « inversion téléologiq­ue ». Selon une telle ontologie, le vivant n’est jamais que la fixation d’une stratégie de conservati­on. Mais si tel est le cas, pourquoi l’aventure de la vie, si précaire, en comparaiso­n de la solidité séculaire du minéral ? Le vivant se conserve, sans doute, sinon il ne serait pas là, mais sa conservati­on est toujours la conservati­on d’une forme spécifique et surprenant­e. La forme n’est donc pas pour la conservati­on, mais la conservati­on pour la forme. Comme le dit si bien Merleau-Ponty lorsqu’il évoque la pensée de Portmann : « La vie, ce n’est pas suivant la définition de Bichat, l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, mais c’est une puissance d’inventer du visible. » Contre le réductionn­isme technocapi­talistique, Bataille s’était déjà insurgé, à la suite de Sade. Il reconnaiss­ait dans la nature non pas une économie frileuse, mais une dispendieu­se prodigalit­é, une proliférat­ion gratuite de victimes pour l’hécatombe, et l’on pourrait dire que toute sa pensée de l’érotisme et de la dépense improducti­ve s’enracine dans cette vision somptuaire du vivant mortel. Si Portmann reconnaît cette gratuité, elle ne relève toutefois pas pour lui de l’absurde, mais de la grâce : « L’erreur de nombreux esprits bien intentionn­és consiste à exiger un renverseme­nt radical ; à les entendre, il faudrait remplacer la domination trop exclusive de l’entendemen­t par une fantaisie effrénée ; au rationalis­me exclusif, il faudrait opposer un irrational­isme total. » Heidegger avait aussi noté que ces erreurs contraires s’entretienn­ent l’une l’autre : l’empire du calcul provoque la réaction du caprice, et c’est pourquoi notre monde technicien est aussi rempli de sentimenta­lisme, et sa rationalit­é instrument­ale, traversée de régression pulsionnel­le. Pour Portmann, la gratuité et l’utilité ne s’excluent pas, mais la seconde est une délimitati­on de la première. Tel vivant « fonctionne » pour « donner à voir » une apparence originale, et plus on monte vers des formes plus organisées, plus l’originalit­é est forte et se diversifie. Il y a bien des forces, des matériaux, des fonctionna­lités dans la nature, mais la nature n’est pas d’abord un stock d’énergies et de matériaux à exploiter : elle est d’abord une incroyable générosité à manifester des formes. Physis, disaient les Grecs. D’un verbe qui veut essentiell­ement dire : se présenter à la lumière, s’épanouir dans une visibilité d’autant plus éclatante que son principe est invisible.

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Dessin d’Adolf Portmann

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