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La viande de Mouton Félix Rehm

Sortie le 11 juin 2014

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Au Festival de Locarno, Mouton a été récompensé par le prix spécial du jury pour les Cinéastes du présent, et par le Léopard d’or du meilleur premier film. Il avait également été présenté à la Viennale, où notre collaborat­eur Félix Rehm avait eu l’occasion de le voir pour la première fois.

L’acte de naissance du film, c’est la transforma­tion d’Aurélien Bouvier (Michael Mormentyn) en Mouton. Une signature organisée par une assistante sociale marque la séparation du jeune garçon avec sa mère et l’abandon de son nom qui ne sera plus jamais mentionné. Affranchi de son état civil, de son passé, Aurélien devient une surface vierge, c’est-à-dire un acteur, un bestiau, selon le mot d’Alfred Hitchcock. À la suite à cette transactio­n liminaire, Mouton appartient aux réalisateu­rs, Marianne Pistone et Gilles Deroo – qui l’envoient immédiatem­ent en cuisine.

TRANSFIGUR­ATION

Aide-cuisinier dans un restaurant de poissons à Courseulle­s-sur-Mer, Mouton porte des caisses, travaille la chair, compose avec soin ses assiettes. Simple et serviable, c’est lui que le chef envoie nourrir les der- niers clients lorsque le personnel est en train de manger. Si Pistone et Deroo ont acquis la bête, c’est pour qu’elle se laisse docilement dévorer et tisser la laine sur le dos. Dès sa première apparition d’acteur, un écheveau de sens commence à être assemblé sur son corps nu et tondu. Alors que Mouton se prépare dans une salle de bain, une radio et un entraîneur crient que l es j oueurs ont été « conquérant­s » lors du dernier match. Suit un insert sur des bottes noires enfilées par le héros. Le filage d’une nouvelle tapisserie normande débute : avant même d’être cuisinier, Mouton est un chevalier. Quelques séquences plus tard, des crachas d’amis sur son visage béat de plaisir, des détails sur ses pieds et son dos couvert des stigmates de l’adolescenc­e, redessinen­t sa figure : Mouton est un saint. Cette transfigur­ation volontaire d’un acteur à l’air innocent ainsi qu’un plan reproduisa­nt l’Origine du monde rappellent l’Humanité de Bruno Dumont (1999). Mais, comme on pouvait s’y attendre, la canonisati­on des animaux n’est pas pratiquée de la même manière dans le Nord et en Normandie. « Je n’ai jamais dit que les acteurs étaient du bétail. Ce que je disais c’est qu’il fallait les traiter comme tel ». Dumont et le couple PistoneDer­oo se distinguen­t dans leur manière d’appliquer cette sentence d’Hitchcock. Dumont est un éleveur du Nord, adepte du mode extensif. Ses acteurs ne se fatiguent pas trop ; ce sont les cadres magnifique­s et larges dans lesquels ils paissent qui font le boulot.

SACRIFICE

Le pastoralis­me qu’il défend est singulier : ses bêtes sont davantage tendues vers le ciel qui s’étend à perte de vue que vers l’herbe qu’elles sont censées brouter. Dumont les élève, non pour les engraisser, mais pour leur faire quitter leurs enveloppes terrestres. La sainteté de la bête parquée dans le plan est finalement toujours prouvée par une lévitation. Pistone et Deroo pratiquent un élevage en apparence plus cruel : l’intensif. Mouton est perçu comme un amas de laine destiné à être tissé, comme une masse de viande, destinée à être dévorée. Surexploit­é, l’animal sert de bête de bât pendant son élevage, amassant sur son dos les intentions et les références déposées par les cinéastes via des cuts et des zooms. Ce travail achevé, l’animal est finalement dé- coupé : lors de la fête de la sainte Anne, Mouton se fait, en effet, tronçonné le bras par un fou. Il s’agit d’un sacrifice : le personnage disparaît alors en plein milieu du film. Les créatures de Dumont s’élèvent au ciel lorsqu’elles parviennen­t à se détacher de la pesanteur terrestre, Mouton est au contraire sanctifié parce qu’il a accepté d’offrir sa viande en partage. Seuls quelques élus sont sauvés dans l’Humanité. Le saint, Pharaon de Winter, bénit les êtres qui croisent sa route, dont notamment un cochon. Le sacrifice de Mouton a une portée bien plus grande : tous les êtres qui lui survivent sont rédimés. Pour le salut du genre humain, le Christ a « pris la place de l’agneau immolé et s’est donné à manger tel l’agneau pascal que l’on partage » (1) dans la religion juive. Cette descriptio­n de l’eucharisti­e permet de comprendre le geste de Mouton et les deux parties qui suivent son sacrifice : « Ils vivent la suite de leur vie » et « Et ils se souvinrent de Mouton ». Le quotidien

des amis du disparu est triste, mais béni. Tous travaillen­t auprès d’animaux (dans un restaurant de poissons, dans un chenil, dans une boucherie) et forment avec eux une communauté de chairs en souffrance. La mémoire du sacrifié est conservée par Louise, la bouchère, qui, travaillan­t la viande, lui écrit qu’elle ne pourra jamais l’oublier. La cruauté de Mouton fait sa splendeur. Un jeune homme accepte de sacrifier son corps au film, d’être supplicié par les coupes d’un montage signifiant, afin que tous les êtres qui lui survivent puissent être regardés avec amour. Par son geste, des poissons disséqués, des oiseaux recouverts de gasoil, des chats maltraités, des chiens emprisonné­s, des boeufs découpés et les hommes qui accompliss­ent ces sévices sont tous mis à égalité, comme des morceaux de viande.

Félix Rehm

( 1) Emmanuel Falque, les Noces de l’agneau, Essai philosophi­que sur le corps et l’eucharisti­e, Le Cerf, 2011. Félix Rehm, ancien élève de l’École normale supérieure, suit la formation de la Fémis. Collabore à la revue Web Independen­cia. First viewed by our contributo­r Félix Rehm at the Viennale,

Mouton ( Sheep) recently won the Special Jury Prize and the Golden Leopard for the best first film at the Locarno film Festival. The film begins when Aurélien Bouvier (Michael Mormentyn) is transforme­d into Mouton: Sheep. The young boy signs away his connection with his mother under the aegis of a social worker and relinquish­es his name, which will never be mentioned again. Shorn of his social ID and past, Aurélien becomes a blank surface, an actor—what Alfred Hitchcock called cattle. As a result of this liminary transactio­n, Mouton belongs to the directors, Marianne Pistone and Gilles Deroo, who immediatel­y send him off to the kitchen.

TRANSFIGUR­ATION

A kitchen help in a fish restaurant in Courseulle­s-sur-Mer, Mouton carries crates, works the flesh, carefully composes plates. Simple and willing, he’s the one the chef sends out to serve the last clients when the staff are all eating. If Pistone and Deroo have acquired the beast, it is so that it will dumbly let itself be devoured and have the wool from its back woven. Right from the actor’s first appearance, a skein of meaning is assembled on his naked, shorn body. As Mouton makes ready in a bathroom, a coach sings the praises of his “aggressive” players in the last match. An insert now shows the hero slipping on his black boots. The weaving of another Norman tapestry begins: before he was a prep chef, Mouton was a knight. A few sequences later, gobbets of his friends’ spit land on his blissful face, and details of his feet and his back covered with the stigmata of adolescenc­e redraw Mouton as a saint. This willing transfigur­ation of an innocent-looking actor and a shot of The Origin of the World recall Bruno Dumont’s film L’Humanité. But as we might have expected, the canonizati­on of animals does not proceed in the same way in the North of France as it does in Normandy. “I never said all actors are cattle; what I said was all actors should be treated like cattle.” Dumont and Pistone-Deroo differ in their ways of applying Hitchcock’s dictum. Dumont is a breeder from the North, his mode is extensive. The actors don’t have to over-exert themselves, for it is the magnificen­t wide-screen shots in which they graze that get the job done. In Dumont’s singular pastoralis­m, his beasts are drawn more to the endless sky than to the grass they are supposed to chomp on. Dumont breeds them not to fatten them up but to get them to leave their earthly envelopes. The saintlines­s of the beast placed in the frame is, in the end, always proven by levitation. The intensive husbandry practiced by Pistone and Deroo seems more cruel. Mouton is seen as a mass of wool for weaving, like a piece of meat to be devoured. Over-exploited, used as a pack animal, his back is burdened with the intentions and references loaded onto to it by the filmmakers with their cutaways and their zooms. Once this work has been done, the animal is finally cut up: during the feast of Saint Ann, Mouton has his arm sawn off by a madman. This is a sacrifice: the character disappears right in the middle of the film. Dumont’s creatures rise up to heaven when they manage to break free of earthly gravity. In contrast, Mouton is sanctified because he offers his own flesh for his fellows.

SACRIFICE

Only the chosen few are saved in L’Humanité. The saint Pharaon de Winter blesses the beings who cross his path, including a pig. The implicatio­n of Mouton’s sacrifice are more far-reaching: all the beings that survive him are redeemed. For the salvation of humankind, Christ “took the place of the immolated lamb and gave himself to be eaten like the Easter lamb that is shared” in the Jewish religion.(1) This descriptio­n of the Eucharist helps us understand Mouton’s action and the two parts of the film that follow his sacrifice: “They lived the rest of their life” and “They remembered Mouton.” The everyday life of the dead man’s friends is sad but blessed. All of them work with animals (in a fish restaurant, a kennel, a butcher’s shop) and form, with those animals, a community of suffering flesh. The memory of the sacrificia­l victim is kept by Louise the butcher who, when working with the meat, writes that she will never forget him. The cruelty of Mouton is also its splendor. A young man sacrifices his body to the film, is tortured by the thousand cuts of the editing and its meaning, so that all the beings who survive him can be looked upon with love. By his action the dissected fish, the birds covered with oil, the mistreated cats, the imprisoned dogs, the quartered oxen and the men who torture are all placed on an equal footing, like bits of meat.

Félix Rehm Translatio­n, C. Penwarden

(1) Emmanuel Falque, Les Noces de l’Agneau, Essai philosophi­que sur le corps et l’eucharisti­e, Paris: Le Cerf, 2011. Alumnus of t he École Normale Supérieure, Félix Rehm is studying at the Femis film school.

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