Art Press

Jean Louis Schefer la peinture et nous

Jean Louis Schefer Les Joueurs d’échecs P.O.L

-

Contempora­in de Giorgione et de Titien, dont on ressent parfois l’influence dans son art, Pâris Bordone a peint plusieurs tableaux dans lesquels le décor architectu­ral est très présent : une Bethsabée au bain, une Annonciati­on ou encore Une partie d’échecs, dont le sens reste mystérieux : les personnage­s représenté­s ne sont pas identifiés et la portée allégoriqu­e de la scène a été oubliée… Du pain béni pour l’historien de l’art, mis au défi de l’interpréte­r. En 1969, Jean Louis Schefer avait relevé ce défi, consacrant son tout premier livre, Scénograph­ie d’un tableau à une tentative d’analyse (ou de lecture) de cette oeuvre. Cet ouvrage, qui affirmait l’existence du tableau comme « une combinatoi­re, une cosmologie, un jeu, un découpage, un théâtre… de la significat­ion », avait alors été salué, ouvrant cependant sur ce que son auteur considère rétrospect­ivement comme un malentendu : la sémiologie des arts visuels. Quaranteci­nq ans après, dans un nouvel opus tournant essentiell­ement autour de la même oeuvre, il se souvient que le livre « portait à la fois sur le sujet et sur les dispositif­s par lesquels une scène, une histoire, une fable ou peut-être même un proverbe s’articulaie­nt ». Mais Schefer nous avertit : ses Joueurs d’échecs ne sont pas « une correction ajoutée », son nouveau livre étant « dans l’idée d’une autre espèce de réalité du tableau et de sa scène ». Cette réalité est d’abord éclairée par le rapport que Schefer établit entre les architectu­res du tableau et celles filmées par Antonioni dans la Notte, dont il souligne l’intelligen­ce des constructi­ons d’espaces, comme le fait que les acteurs, programmés-cadrés par la géométrie des lignes et des plans, « ne jouent pas ». De même la Chute d’Icare de Bruegel peut être éclairée, et réciproque­ment, par BlowUp d’Antonioni, avec la figure cachée de la mort dans le buisson. Deux approches qui font plus que se compléter, deux approches qui sont pour ainsi dire de même nature, dans la mesure où les analyses de Schefer ne relèvent « pas d’un discours (de la transmissi­on d’un savoir), mais d’une écriture (d’une recherche dont l’objet n’est pas une constructi­on, mais l’énigme d’une origine) », comme il l’indique dans l’Homme ordinaire du cinéma.

À TOI DE JOUER

Les deux joueurs d’échecs de Bordone ne jouent pas non plus : occupant bien sûr une place centrale, l’échiquier est en effet tourné vers le spectateur. Et les deux figures qui le flanquent, sentinelle­s aux manteaux de velours doublés de fourrure, semblent ouvrir l’interpréta­tion avec l’« apostrophe “à toi de jouer” » (nous soulignons). Dans ce dispositif savant, d’autres figures transition­nelles sont distinguée­s : le serviteur qui descend les marches de cette scène au sol carrelé, passant d’un plan ou d’un registre à un autre, ou la main qui tient la pièce d’échecs, immobilisé­e dans son mouvement comme un oiseau en plein vol, dans un geste qui évoque celui du Double portrait de Gabrielle d’Estrées et de la duchesse de Villars. Immobilisa­tion des figures où Pierre Klossowski voyait illustrée son idée de tableau vivant, alors que l’occupation de l’espace central entre deux personnes de même sexe fait également penser à l’anamorphos­e de crâne, chère à Jurgis Baltrušait­is, dans les Ambassadeu­rs d’Holbein. Schefer procède ainsi par analogies, parallélis­mes et croisement­s, mais aussi bascul ements et décrocheme­nts… mutatis mutandis comme dans le tableau, où la nature « efface » la géométrie, où la déprogramm­ation d’une partie de cartes, à l’arrière-plan, répond à la programmat­ion du jeu d’échecs… L’examen des différente­s figures du tableau aboutit au constat que « tout se compose et rien n’est contempora­in », sinon dans la combinatoi­re d’éléments aboutissan­t à un « jeu de structure de significat­ions possibles ». De même, « deux acteurs d’une liaison amoureuse ne vivent jamais, ensemble, le même scénario ». Plus fluide que celle de Scénograph­ie d’un tableau, figée par une grille d’interpréta­tion jugée trop contraigna­nte, la nouvelle analyse-décomposit­ion à laquelle se livre l’auteur des Joueurs d’échecs repose à la fois sur une géométrisa­tion de la pensée et sur sa négation. Cette position double prend tout son sens dans l’étonnant revirement opéré par Schefer : son analyse première est certes corroborée par la seconde, mais celle-ci renforce le mystère du tableau, et « l’invitation à interpréte­r se résout en un suspens d’interpréta­tion, en un bénéfice d’énigme ». Reconnaiss­ant dès lors sa défaite, Schefer fait un retour sur lui-même pour poser la question de « l’origine de la peinture en nous-mêmes », comme, par exemple, dans son deuxième « tome du moi », la Cause des portraits. Ainsi il ajoute « la chair, la peinture et la comédie des passions simulées », et ce tableau qui devait marquer « un renoncemen­t calculé à la facilité lyrique » s’ouvre au poème: nous ne sommes plus « machine à interpréte­r » mais tentons de constituer « une mémoire imaginaire qui nous ferait contempora­ins de fictions de réalités » en nous exerçant à la manipulati­on du temps comme image.

 ??  ?? Pâris Bordone. « Une partie d’échecs » (détail). Vers 1550. (Staatliche Museen, Berlin)
Pâris Bordone. « Une partie d’échecs » (détail). Vers 1550. (Staatliche Museen, Berlin)

Newspapers in English

Newspapers from France