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D.H. Lawrence le risque de l’absolu

Tantôt oublié, tantôt redécouver­t, David Herbert Lawrence (1885-1930) est un écrivain multiple et inassignab­le à un genre. C’est peu de dire qu’il brouille les convention­s du romancier anglais « installé ». Voici la Vierge et le Gitan, dernier tome des no

- Interview d’Antoine Jaccottet par Jean-Philippe Rossignol

Maintenant que votre édition complète des nouvelles de D.H. Lawrence est terminée, pouvez-vous dire comment vous avez découvert ces textes et d’où est venue votre envie de les publier ? Lawrence est un auteur que j’ai lu dès l’adolescenc­e. J’ai encore souvenir de la couverture en livre de poche de l’Amant de Lady Chatterley que j’avais trouvé dans la bibliothèq­ue paternelle. Je me suis ensuite essayé à traduire une ou deux nouvelles de lui lorsque j’ai commencé à étudier l’anglais à l’université, mais ma maîtrise de la langue n’était pas suffisante. L’idée de donner en français une meilleure édition de ses textes m’est venue plus tard, lorsque j’ai débuté dans l’édition, chez Robert Laffont. Lawrence figurait sur une liste de projets que j’avais remise à Guy Schoeller, directeur de la collection « Bouquins ». Je l’ai ensuite proposé à « Quarto », je rêvais d’un volume consacré à Lawrence en Italie, regroupant les romans et les essais qu’il a consacrés au pays où il s’était enfui en 1912 avec Frieda Weekley (qui abandonna pour lui son mari et ses deux filles) et où il est toujours revenu ensuite, jusqu’à la fin de sa courte existence. Finalement, c’est une édition de Femmes amoureuses qui a vu le jour. Elle regroupait, comme Lawrence l’aurait souhaité, deux romans qui formaient un tout dans son esprit : l’Arc-en-ciel et Femmes amoureuses. J’avais pu y ajouter un choix de lettres concernant ces deux romans. Lawrence est un extraordin­aire épistolier.

PORTRAITS DE FEMMES

Le lecteur français connaissai­t quelques nouvelles éparses, grâce notamment au critique et traducteur Pierre Leyris. Vous avez travaillé à partir de la Cambridge Edition. Comment décririez-vous l’anglais de Lawrence dans ces nouvelles ? Quel a été votre fil directeur pour garder l’originalit­é de leur forme ? En réalité, toutes les nouvelles avaient déjà été traduites : des choix l’avaient été du vivant de l’auteur, chez Gallimard. Il y a eu ensuite une édition universita­ire complète en deux volumes dans les Classiques Garnier. Malheureus­ement, ces traduction­s étaient souvent très insatisfai­santes et, vous avez raison, le volume de Pierre Leyris dans son admirable domaine anglais du Mercure était l’un des rares qui ait su rendre justice à l’écriture si particuliè­re de Lawrence. Il y a eu plus tard une excellente anthologie constituée par Patrick Reumaux, la Belle Dame et autres contes mortifères. C’est en lisant le sottisier placé par Reumaux en annexe à son choix que j’ai pris conscience de la nécessité qu’il y avait à retraduire Lawrence, et donc qu’a germé l’idée d’une nouvelle édition complète des nouvelles que, l’heure venue, j’ai confiée à Marc Amfreville qui venait de traduire l’Étalon. Nous lançant dans l’entreprise, il était évidemment indispensa­ble de traduire à partir des textes établis, avec un soin digne de la Pléiade, par les éditeurs de la monumental­e Cambridge Edition. Lawrence écrivait souvent pressé par le besoin d’argent, il était sans cesse en voyage, ses textes, passés par plusieurs états successifs étaient publiés par des revues, parfois tronqués, censurés, amendés. Les textes de l’édition de Cambridge sont assez différents de ceux des éditions courantes sur lesquels s’étaient fondés les premiers traducteur­s.

Les portraits de femmes sont saisissant­s chez Lawrence, notamment ceux de

l’Amant de Lady Chatterley, mais aussi d’Amants et Fils. Quel regard portez-vous sur « Celle-qui-avait-été-Cynthia » dans la nouvelle « la Vierge et le Gitan » ? « La Vierge et le Gitan » est une nouvelle tardive, et qui n’aurait pu être qu’une variation sur un thème que Lawrence n’a cessé de reprendre, sa vie durant jusqu’à son dernier et plus célèbre roman : comment une jeune femme se délivre d’un milieu étouffant et s’éveille à une vie plus intense en découvrant l’amour et la sexualité avec un homme venu d’un milieu qui lui est totalement étranger. Ici, l’homme est un gitan, à propos duquel Lawrence renverse tous les clichés puisqu’il lui apparaît comme l’image de la pureté face à la « saleté » dans laquelle est confiné le vieux presbytère anglais. Mais ce peut être le paysan sicilien de « Soleil », ou, avec une audace plus grande dans la descriptio­n de la sexualité, Mellors, le gardechass­e de l’Amant de Lady Chatterlay. C’est à juste titre que vous attirez l’attention sur le personnage évoqué dans la nouvelle comme « Celle-qui-avait-été-Cynthia ». Si Lawrence parvient, une nouvelle fois, à donner vie à son thème et à faire de « la Vierge et le Gitan » un petit chef-d’oeuvre, c’est que le modèle du personnage de la « Vierge » n’est autre que la fille de Frieda, Barbara, qui était venue récemment leur rendre visite en Italie et pour laquelle l’écrivain éprouvait beaucoup de sympathie, sans doute parce qu’elle était tenue pour la rebelle de la famille. À l’été 1925, Lawrence est en Angleterre : le mépris dans lequel est désormais t enue Frieda («Celle-qui-avait-étéCynthia ») dans son ancienne famille ranime sa colère contre le puritanism­e hypocrite de son pays d’origine et lui permet d’écrire une satire enflammée et réussie de la famille Weekley ; mais aussi d’imaginer la magnifique scène où le gitan sauve la jeune femme de la noyade alors que le presbytère va être emporté par les flots d’un nouveau Déluge.

LE PÉLERIN SAUVAGE

Lawrence s’exile en Italie, aux États-Unis, au Mexique et compose des essais sur la Sardaigne et la Méditerran­ée. Cette frénésie hors de l’Angleterre se retrouve-t-elle dans son écriture, sa manière de faire « jaillir » des scènes? Son impatience, sa vitalité en dépit des problèmes d’argent et de censure? Diriez-vous de Lawrence qu’il est « l’homme qui s’enfuit » ou le « pèlerin sauvage » tel qu’il se décrivait ? Oui, c’est une composante essentiell­e de l’homme Lawrence, mais aussi de son écriture, que cette impatience, cette insatisfac­tion perpétuell­e qui lui a fait quitter son propre milieu (il était le fils d’un mineur de la région de Nottingham), puis son pays, l’Angleterre, et parcourir le globe à la recherche d’un absolu qu’il n’atteindra jamais. Car la plénitude qu’il recherche, si elle est d’abord, comme il l’écrivait à propos de

Femmes amoureuses, « la lutte passionnée pour accéder à l’être conscient », est aussi de l’ordre du sacré, d’où sans doute cette appellatio­n de « pèlerin sauvage ». Dans un texte de Matins mexicains, il dit avoir « parcouru le monde à la recherche de quelque chose de nature religieuse assez puissant pour me bouleverse­r ». C’est l’intensité de son désir qui lui confère ce don stupéfiant de saisir en quelques jours l’essentiel d’un pays et de ses habitants (la Sardaigne, dans Sardaigne et Méditerra

née, l’Australie, dans Kangourou). Ce qui est très beau, chez lui, et qui fait la grandeur de son oeuvre, je crois, c’est qu’il est conscient aussi que ce mouvement qui le porte vers l’absolu peut aussi devenir ce qui le sépare de cette flamme en nous, de la plénitude de vie qui est l’objet de sa quête. Lawrence est, bien sûr, lui-même « la Femme qui s’enfuit », cette femme que son désir d’absolu mène au sacrifice et à la mort. Et l’ami qui lui a reproché de l’avoir caricaturé dans « l’Homme qui aimait les îles », Compton Mackenzie, n’avait pas compris que Lawrence, à travers lui, y faisait d’abord sa propre critique. L’homme qui aimait les îles c’est aussi l’écrivain qui cherche à se protéger du réel dans le monde idéal de son oeuvre, dont serait peu à peu bannie toute imperfecti­on. On a pu aussi décrire Lawrence comme un « prêtre de l’amour ». Il faudrait parler de l’étonnante nouvelle, « le Coq fugueur », qui figure dans ce cinquième et dernier tome, où il met en scène le Christ après la résurrecti­on. Un Christ qui lui ressemble à l’époque où il écrit la nouvelle, las de ses propres prédicatio­ns, découvrant « que le monde réel est mille fois plus merveilleu­x qu’aucun ciel ou salut » et qui se réjouit de n’avoir plus aucune mission à accomplir. Dans la seconde partie ( « phallique » , comme il la désignait lui- même), il va plus loin et s’emploie à montrer que la vraie résurrecti­on doit avoir lieu littéralem­ent « dans la chair », en recourant au mythe d’Isis et d’Osiris. « L’Homme qui était mort » (traduction littérale du titre donné à l’édition anglaise de la nouvelle) la connaîtra en étant initié au mystère de l’amour charnel par la prêtresse d’Isis.

CONTRE LE BEAU STYLE

Refusant la vénération comme la réprobatio­n, Virginia Woolf écrit en 1931 à propos de l’oeuvre de Lawrence : « Rien ne demeure immobile en vue d’être contemplé. Tout est rongé par quelque insatisfac­tion, quelque beauté suprême, quelque désir ou opportunit­é. » Et encore : « On sent qu’aucun mot n’a été choisi pour sa beauté ni pour son effet sur l’architectu­re de la phrase. » Êtes-vous d’accord ? Grand écrivain, Virginia Woolf était une merveilleu­se critique, particuliè­rement perceptive. On pourrait en dire autant de Lawrence dans ses Études sur la littératur­e classique

américaine, notamment. En quelques mots, elle montre qu’elle a compris l’essentiel, en dépit de tout ce qui, sans doute, la heurtait personnell­ement dans cette oeuvre. L’« insatisfac­tion », la quête d’une beauté suprême, c’est ce que je tentais de décrire maladroite­ment à l’instant. Mais cette beauté est toujours conçue comme une flamme, jamais comme une image figée. Lawrence a l’esthétisme en horreur et son écriture en témoigne. Marc Amfreville pourrait sans doute le dire mieux que je ne le fais, pour l’avoir si longuement expériment­é, mais oui, Lawrence donne l’impression de ne jamais chercher l’effet dans ses phrases. La plupart du temps, lorsqu’il doit remanier une nouvelle ou un roman, il préfère tout réécrire, d’un seul jet. Peut- être pourrait- on caractéris­er le style du dernier Lawrence, devenu à ses meilleurs moments d’une suprême liberté, par l’ironie, si souvent présente et qui a pour effet de détruire la tentation du beau style. À la première page des Matins mexi

cains, il prend soin de rappeler que celui qui prétend parler du Mexique avec une majuscule et avec grandiloqu­ence n’est jamais que ce petit personnage assis à sa table avec un stylo et qui ne voit qu’un coin du ciel. Sans doute est-ce dans la mesure où toute éloquence emphatique, toute joliesse est impitoyabl­ement bannie, et parce qu’il ne perd jamais le contact avec la force élémentair­e qu’il sent palpiter dans le monde physique, que sonnent si juste les moments où, dans ses romans, ses récits de voyages ou même sa correspond­ance, il parvient à saisir la beauté du monde réel. Ces ruptures ironiques, tout autant que les moments de pur lyrisme, sont constituti­ves du rythme propre à Lawrence, et c’est cela qu’il faut parvenir à faire entendre dans la traduction.

 ??  ?? D.H. Lawrence. «L’Homme qui était mort et la prêtresse d’Isis ». Dessin de l’auteur pour le frontispic­e de l’édition originale de The Escaped Cock, Black Sun Press, Paris, 1929 (Ph. The Kelmscott Bookshop, Baltimore, Maryland, USA)
D.H. Lawrence. «L’Homme qui était mort et la prêtresse d’Isis ». Dessin de l’auteur pour le frontispic­e de l’édition originale de The Escaped Cock, Black Sun Press, Paris, 1929 (Ph. The Kelmscott Bookshop, Baltimore, Maryland, USA)
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D.H. Lawrence (Ph. DR)

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