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Tom Robbins sainte écriture

Tom Robbins Jambes fluettes, etc. Gallmeiste­r

- Alexandre Mare

Tom Robbins est sans doute l’un des écrivains nord-américains contempora­ins les plus importants, l’un des chevaliers de l’apocalypse – qui aurait pour compagnons Philip Roth et Thomas Pynchon ; tous trois de la même génération, nés entre 1933 et 1937 – galopant à toute blinde, piétinant des sabots de son cheval, sans doute un peu turbulent, le sol boueux des convention­s morales et politiques, de la médiocrité littéraire, bref, de l’ennui. Jambes fluettes, etc. est, comme tous les ouvrages de cet auteur, une vision hallucinée servie par un style totalement baroque qui procède d’une vision du monde sous acide un froid mois d’hiver, où les cristaux de neige s’angoissera­ient à l’idée du mois d’août. Par exemple. Dès lors, on y trouvera, dans un ordre savamment orchestré, une cuiller à dessert, une boîte de haricots à la sauce tomate et une conque qui parlent, une artiste devenue serveuse dans un restaurant israélo-palestinie­n situé en face du siège de l’ONU. On croisera également un faux derviche tourneur au ralenti, Hérode, au moins deux Jézabel, ainsi que deux Salomé et leurs danses des sept voiles, un seul Hérode, une caravane en forme de dinde géante, des jambes fluettes, etc. Oui, mais encore ? Un évangélist­e de mauvais augure, le visage envahi de furoncles et de dents en or (merci, ô fidèles), qui a décidé de reconstrui­re, pour la troisième fois, le Temple de Jérusalem. Voilà pour une possible amorce de récit. L’on pourrait aussi voir ce roman comme une sorte de télescopag­e entre les origines d’Israël et de la Palestine, l’Ancien Testament, les actuels événements politiques au MoyenOrien­t et, pour aller vite, les origines de la littératur­e et l’influence de quelques mythes païens. Ou comment, mine de rien, les histoires d’hier déteignent sur celles d’aujourd’hui ; bref, comment se créent des généalogie­s. Jambes fluettes, etc. est découpé en sept chapitres qui, tombant un à un, sont comme les sept voiles de Salomé, gisant à ses pieds, dévoilant tout du contenu diégétique – et donc de la fin des illusions – , de ces généalogie­s liant les mythes les plus anciens aux histoires contempora­ines et aux récits inventés par Robbins. Voilà, pour- rions-nous dire, ce que raconte notamment

Jambes fluettes, etc. : une histoire du temps, en spirale, où les événements se croisent, s’influencen­t, où l’histoire se répète, où les récits et la littératur­e s’inventent. « Il est impossible de communique­r une informatio­n sur le temps de manière directe. Comme un meuble, il faut l’incliner et la basculer pour lui faire franchir la porte. Si le passé est un buffet en chêne massif dont il faut dévisser les pieds et enlever les tiroirs avant qu’il puisse, ainsi modifié, être installé dans l’entrée de notre esprit, alors le futur est un lit à matelas d’eau grand format qui a peu de chances de passer, surtout s’il faut le monter dans un ascenseur. »

DIEU SUR LA PÉDALE DE FREIN

Toutes les réalités sont possibles chez Robbins, de la même manière que toutes les époques se rencontren­t. Avec cette histoire de Temple de Jérusalem, d’Hérode et de Salomé, on aura compris que, transporté dans une époque contempora­ine, cela pourrait passer pour une sorte de relecture new

wave de l’Ancien Testament. Rien de bien étonnant. Déjà dans Une bien étrange at

traction, Robbins proposait un nouvel évangile où Jésus, enfin retrouvé, totalement mort, est enfermé dans le garde-manger d’un stand de hot-dog après avoir été dérobé dans les caves du Vatican. « Eh ouais, mec », comme disent les personnage­s de Robbins (analysons cela comme une sorte de variante possible de l’Ecce homo, en d’autres temps). Alors voilà, il est certain que Robbins, par son écriture si particuliè­re, à la fois méandreuse et lumineuse, faite de métaphores et de rapprochem­ents des plus improbable­s, de références qui empruntent autant à la culture juive, aux mythes, à l’art contempora­in, qu’à la culture française ou à la pop, a inventé un univers bien particulie­r, une oeuvre drôle, dense et riche, qui n’est pas si éloignée de celle de ses contempora­ins Roth et Pynchon. Passé par un apprentiss­age Beat, Robbins est le plus déjanté des trois, le plus jusqu’au-boutiste ; ses phrases et ses récits frôlent un absurde de guignol’s band. « Peut être Ellen Cherry était-elle affectée de manière subliminal­e par l’aura d’intemporal­ité qui émanait de Salomé, toujours est-il qu’elle n’arrivait pas à s’imaginer que Dieu pourrait un jour enfoncer brutalemen­t la pédale de frein faisant ainsi passer le monde entier à travers le pare-brise. » Autant dire qu’il vaudrait sans doute mieux attacher sa ceinture, l’Apocalypse n’est pas loin. Mais réjouisson­s-nous, la bonne nouvelle est là : ce roman de Tom Robbins, qui plus est, accompagné de l’édition en poche de

Comme la grenouille sur son nénuphar, une histoire de bowling, de Pâques, de faux prophètes de la finance, etc., a de quoi remettre un peu d’ordre dans nos esprits. Bref, tout va bien. Le septième voile de Salomé est tombé depuis longtemps. Le septième voile ? Oui, toutes les illusions sont tombées. « – C’est nous qui créons la réalité ? – Nous la créons. Nous l’avons créée. Nous continuero­ns à la créer. Nous ne cessons pas de la créer. Je la crée. Tu la crées. Il ou elle la crée. » Alors, soyons clairs, le pouvoir est aux romanciers déjantés et (faussement) apocalypti­ques, ainsi qu’aux lecteurs (de Tom Robbins). Alléluia.

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Tom Robbins (Ph. Alexa Robbins)

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