Tom Robbins sainte écriture
Tom Robbins Jambes fluettes, etc. Gallmeister
Tom Robbins est sans doute l’un des écrivains nord-américains contemporains les plus importants, l’un des chevaliers de l’apocalypse – qui aurait pour compagnons Philip Roth et Thomas Pynchon ; tous trois de la même génération, nés entre 1933 et 1937 – galopant à toute blinde, piétinant des sabots de son cheval, sans doute un peu turbulent, le sol boueux des conventions morales et politiques, de la médiocrité littéraire, bref, de l’ennui. Jambes fluettes, etc. est, comme tous les ouvrages de cet auteur, une vision hallucinée servie par un style totalement baroque qui procède d’une vision du monde sous acide un froid mois d’hiver, où les cristaux de neige s’angoisseraient à l’idée du mois d’août. Par exemple. Dès lors, on y trouvera, dans un ordre savamment orchestré, une cuiller à dessert, une boîte de haricots à la sauce tomate et une conque qui parlent, une artiste devenue serveuse dans un restaurant israélo-palestinien situé en face du siège de l’ONU. On croisera également un faux derviche tourneur au ralenti, Hérode, au moins deux Jézabel, ainsi que deux Salomé et leurs danses des sept voiles, un seul Hérode, une caravane en forme de dinde géante, des jambes fluettes, etc. Oui, mais encore ? Un évangéliste de mauvais augure, le visage envahi de furoncles et de dents en or (merci, ô fidèles), qui a décidé de reconstruire, pour la troisième fois, le Temple de Jérusalem. Voilà pour une possible amorce de récit. L’on pourrait aussi voir ce roman comme une sorte de télescopage entre les origines d’Israël et de la Palestine, l’Ancien Testament, les actuels événements politiques au MoyenOrient et, pour aller vite, les origines de la littérature et l’influence de quelques mythes païens. Ou comment, mine de rien, les histoires d’hier déteignent sur celles d’aujourd’hui ; bref, comment se créent des généalogies. Jambes fluettes, etc. est découpé en sept chapitres qui, tombant un à un, sont comme les sept voiles de Salomé, gisant à ses pieds, dévoilant tout du contenu diégétique – et donc de la fin des illusions – , de ces généalogies liant les mythes les plus anciens aux histoires contemporaines et aux récits inventés par Robbins. Voilà, pour- rions-nous dire, ce que raconte notamment
Jambes fluettes, etc. : une histoire du temps, en spirale, où les événements se croisent, s’influencent, où l’histoire se répète, où les récits et la littérature s’inventent. « Il est impossible de communiquer une information sur le temps de manière directe. Comme un meuble, il faut l’incliner et la basculer pour lui faire franchir la porte. Si le passé est un buffet en chêne massif dont il faut dévisser les pieds et enlever les tiroirs avant qu’il puisse, ainsi modifié, être installé dans l’entrée de notre esprit, alors le futur est un lit à matelas d’eau grand format qui a peu de chances de passer, surtout s’il faut le monter dans un ascenseur. »
DIEU SUR LA PÉDALE DE FREIN
Toutes les réalités sont possibles chez Robbins, de la même manière que toutes les époques se rencontrent. Avec cette histoire de Temple de Jérusalem, d’Hérode et de Salomé, on aura compris que, transporté dans une époque contemporaine, cela pourrait passer pour une sorte de relecture new
wave de l’Ancien Testament. Rien de bien étonnant. Déjà dans Une bien étrange at
traction, Robbins proposait un nouvel évangile où Jésus, enfin retrouvé, totalement mort, est enfermé dans le garde-manger d’un stand de hot-dog après avoir été dérobé dans les caves du Vatican. « Eh ouais, mec », comme disent les personnages de Robbins (analysons cela comme une sorte de variante possible de l’Ecce homo, en d’autres temps). Alors voilà, il est certain que Robbins, par son écriture si particulière, à la fois méandreuse et lumineuse, faite de métaphores et de rapprochements des plus improbables, de références qui empruntent autant à la culture juive, aux mythes, à l’art contemporain, qu’à la culture française ou à la pop, a inventé un univers bien particulier, une oeuvre drôle, dense et riche, qui n’est pas si éloignée de celle de ses contemporains Roth et Pynchon. Passé par un apprentissage Beat, Robbins est le plus déjanté des trois, le plus jusqu’au-boutiste ; ses phrases et ses récits frôlent un absurde de guignol’s band. « Peut être Ellen Cherry était-elle affectée de manière subliminale par l’aura d’intemporalité qui émanait de Salomé, toujours est-il qu’elle n’arrivait pas à s’imaginer que Dieu pourrait un jour enfoncer brutalement la pédale de frein faisant ainsi passer le monde entier à travers le pare-brise. » Autant dire qu’il vaudrait sans doute mieux attacher sa ceinture, l’Apocalypse n’est pas loin. Mais réjouissons-nous, la bonne nouvelle est là : ce roman de Tom Robbins, qui plus est, accompagné de l’édition en poche de
Comme la grenouille sur son nénuphar, une histoire de bowling, de Pâques, de faux prophètes de la finance, etc., a de quoi remettre un peu d’ordre dans nos esprits. Bref, tout va bien. Le septième voile de Salomé est tombé depuis longtemps. Le septième voile ? Oui, toutes les illusions sont tombées. « – C’est nous qui créons la réalité ? – Nous la créons. Nous l’avons créée. Nous continuerons à la créer. Nous ne cessons pas de la créer. Je la crée. Tu la crées. Il ou elle la crée. » Alors, soyons clairs, le pouvoir est aux romanciers déjantés et (faussement) apocalyptiques, ainsi qu’aux lecteurs (de Tom Robbins). Alléluia.