Fabrice Hadjadj sacré orateur
Fabrice Hadjadj Puisque tout est en voie de destruction. Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité Le Passeur
Avez-vous déjà ressenti, lisant tel livre ou même telle page, un mouvement immédiat de sympathie et de reconnaissance à l’égard de l’auteur ? Cela va plus loin, plus profond, qu’un simple accord intellectuel ou esthétique. Et c’est bien l’auteur en personne, corps et mots, que vous avez soudain, dans un élan spontané, irrépressible, le désir de serrer dans vos bras. Bon, je l’admets, la chose ne peut pas, ne doit pas, être fréquente. Tout l’exercice de la critique s’en trouverait réduit à des effusions déplacées. Mais lorsque cela arrive, autant l’avouer. Et tenter de s’en expliquer. Explication qui vaudra, avantageusement, critique. Fabrice Hadjadj est un beau parleur. Plusieurs essais, de nombreux articles (notamment dans les pages de ce magazine) et quelques pièces de théâtre témoignent amplement de sa qualité éminente d’écrivain. Mais puisque je parle ici d’un recueil qui rassemble les textes de conférences données ici et là ces dernières années, je me sens autorisé à employer ce mot : parleur. On pourrait dire aussi orateur, et même sacré orateur… Mais c’est bien, en premier, la parole et sa pratique, sa tenue, qu’il faut évoquer ici. Et ce qui rend la parole de Fabrice Hadjadj si belle et flamboyante, si essentiellement joyeuse en nos temps de détresse, ce n’est pas, ce n’est pas d’abord, son talent, sa capacité propre à raisonner et à philosopher. Car tous ses dons, oui, lui viennent du dehors, lui ont été comme offerts gracieusement. Et cette grâce – appelons les choses par leur nom – prit immédiatement la forme d’un devoir, presque d’une injonction : celle de parler et de (bien) faire entendre la vérité reçue, qui est tout sauf privée, individuelle. Ainsi, sans excès de langage, on peut dire qu’il n’a plus eu qu’à ordonner cette matière, à la rendre intelligible. Et les phrases se sont rangées en bon ordre sur sa page, puis dans sa bouche, lorsqu’un public attentif voulait bien les écouter. Le philosophe Jean-Louis Chrétien, méditant cette secondarité de la parole, avait décrit un jour le phénomène : « Une voix s’est adressée à moi avant que je prenne la parole – et je ne la prendrai qu’en réponse. » Le même auteur, un autre jour, cita Tête d’or de Claudel : « Me voici,/Imbécile, ignorant,/Homme nouveau devant les choses inconnues. » Cette ignorance, et même cette imbécillité ne rabaissent pas l’écrivain, même si elles écornent son narcissisme… En vérité, elles le remettent à sa vraie place, le renvoient à sa mission.
DIGNITÉ
L’axe de pensée de notre parleur ne lui est donc pas personnel. Il l’inscrit dans une collectivité, plus précisément une communion, de personnes, vivantes et mortes, proches ou lointaines : c’est le Dieu de la Révélation chrétienne. Or, il se trouve qu’un tel axe n’emprisonne pas l’esprit mais au contraire le libère, ne contraint pas la conscience mais lui donne une respiration inédite, un souffle qui, potentiellement, peut déplacer les montagnes. Mais soyons fair-play… Une autre forme de liberté conduit à la contestation de cet axe. On tourne autour, on le trouve poussiéreux, branlant ou au contraire trop ressemblant à une trique, à une potence, on discute sa solidité, sa légitimité, etc. Alors, on écrit des livres, dont l’air est connu: contre toutes les églises visible et invisibles, contre la pensée unique, jouissons sans entrave de notre liberté, de nos désirs, chantons le progrès, l’évolution des moeurs et la pureté retrouvée des consciences contre toutes les formes d’inquisition. À l’ordre ancien opposons un ordre perpétuellement nouveau. Hadjadj fait le pari inverse et dans cette inversion, jette toutes ses forces intellectuelles et verbales. Il part d’une phrase de l’apôtre Pierre, témoin du Christ et homme faillible : « Puisque tout est en voie de destruction… » Ce qui pouvait être entendu comme un constat défaitiste se retrouve, par la vertu de ce « puisque », point de départ, jeunesse de pensée et moteur d’action. On peut critiquer la modernité selon divers angles, sous différentes lumières. À son propos, Fabrice Hadjadj formule des questions dérangeantes, élémentaires cependant… Comme celles-ci : « D’où est donc sortie la modernité ? D’où vient son étrange foi en l’homme et dans l’avenir ? » Là où des esprits étroits attendent l’avocat de la tradition s’avance le juge inspiré instruisant le procès du monde moderne. Comme le fut Péguy, abondamment et justement cité dans ce livre. L’Anglais Chesterton, avec son art du paradoxe, dénonçait le monde moderne comme « rempli de vertus chrétiennes devenues folles ». On ne saurait mieux dire. Mais les spectres qui hantent notre monde ont des masques multiples. Certains sont grotesques, d’autres ont presque figure humaine. Parfois, ils nous séduisent… Péguy, toujours lui, parlait de la fragilité de la vertu d’espérance. Que cette fragilité puisse devenir une force, la seule force qui vaille, est l’un des mystères de la foi en JésusChrist (Cf. saint Paul). Et cette foi en appelle toujours à la raison, avec une urgence de plus en plus vérifiable. « L’heure est tragique, sans doute, écrit Hadjadj, mais la tragédie réveille notre plus haute dignité, celle d’une déchirure de bas en haut, qui interpelle le Ciel, et celle d’une charité surnaturelle, forte comme la mort.» De cette dignité, le livre de Fabrice Hadjadj porte le très éloquent témoignage.