Art Press

Fabrice Hadjadj sacré orateur

- Patrick Kéchichian

Fabrice Hadjadj Puisque tout est en voie de destructio­n. Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité Le Passeur

Avez-vous déjà ressenti, lisant tel livre ou même telle page, un mouvement immédiat de sympathie et de reconnaiss­ance à l’égard de l’auteur ? Cela va plus loin, plus profond, qu’un simple accord intellectu­el ou esthétique. Et c’est bien l’auteur en personne, corps et mots, que vous avez soudain, dans un élan spontané, irrépressi­ble, le désir de serrer dans vos bras. Bon, je l’admets, la chose ne peut pas, ne doit pas, être fréquente. Tout l’exercice de la critique s’en trouverait réduit à des effusions déplacées. Mais lorsque cela arrive, autant l’avouer. Et tenter de s’en expliquer. Explicatio­n qui vaudra, avantageus­ement, critique. Fabrice Hadjadj est un beau parleur. Plusieurs essais, de nombreux articles (notamment dans les pages de ce magazine) et quelques pièces de théâtre témoignent amplement de sa qualité éminente d’écrivain. Mais puisque je parle ici d’un recueil qui rassemble les textes de conférence­s données ici et là ces dernières années, je me sens autorisé à employer ce mot : parleur. On pourrait dire aussi orateur, et même sacré orateur… Mais c’est bien, en premier, la parole et sa pratique, sa tenue, qu’il faut évoquer ici. Et ce qui rend la parole de Fabrice Hadjadj si belle et flamboyant­e, si essentiell­ement joyeuse en nos temps de détresse, ce n’est pas, ce n’est pas d’abord, son talent, sa capacité propre à raisonner et à philosophe­r. Car tous ses dons, oui, lui viennent du dehors, lui ont été comme offerts gracieusem­ent. Et cette grâce – appelons les choses par leur nom – prit immédiatem­ent la forme d’un devoir, presque d’une injonction : celle de parler et de (bien) faire entendre la vérité reçue, qui est tout sauf privée, individuel­le. Ainsi, sans excès de langage, on peut dire qu’il n’a plus eu qu’à ordonner cette matière, à la rendre intelligib­le. Et les phrases se sont rangées en bon ordre sur sa page, puis dans sa bouche, lorsqu’un public attentif voulait bien les écouter. Le philosophe Jean-Louis Chrétien, méditant cette secondarit­é de la parole, avait décrit un jour le phénomène : « Une voix s’est adressée à moi avant que je prenne la parole – et je ne la prendrai qu’en réponse. » Le même auteur, un autre jour, cita Tête d’or de Claudel : « Me voici,/Imbécile, ignorant,/Homme nouveau devant les choses inconnues. » Cette ignorance, et même cette imbécillit­é ne rabaissent pas l’écrivain, même si elles écornent son narcissism­e… En vérité, elles le remettent à sa vraie place, le renvoient à sa mission.

DIGNITÉ

L’axe de pensée de notre parleur ne lui est donc pas personnel. Il l’inscrit dans une collectivi­té, plus précisémen­t une communion, de personnes, vivantes et mortes, proches ou lointaines : c’est le Dieu de la Révélation chrétienne. Or, il se trouve qu’un tel axe n’emprisonne pas l’esprit mais au contraire le libère, ne contraint pas la conscience mais lui donne une respiratio­n inédite, un souffle qui, potentiell­ement, peut déplacer les montagnes. Mais soyons fair-play… Une autre forme de liberté conduit à la contestati­on de cet axe. On tourne autour, on le trouve poussiéreu­x, branlant ou au contraire trop ressemblan­t à une trique, à une potence, on discute sa solidité, sa légitimité, etc. Alors, on écrit des livres, dont l’air est connu: contre toutes les églises visible et invisibles, contre la pensée unique, jouissons sans entrave de notre liberté, de nos désirs, chantons le progrès, l’évolution des moeurs et la pureté retrouvée des conscience­s contre toutes les formes d’inquisitio­n. À l’ordre ancien opposons un ordre perpétuell­ement nouveau. Hadjadj fait le pari inverse et dans cette inversion, jette toutes ses forces intellectu­elles et verbales. Il part d’une phrase de l’apôtre Pierre, témoin du Christ et homme faillible : « Puisque tout est en voie de destructio­n… » Ce qui pouvait être entendu comme un constat défaitiste se retrouve, par la vertu de ce « puisque », point de départ, jeunesse de pensée et moteur d’action. On peut critiquer la modernité selon divers angles, sous différente­s lumières. À son propos, Fabrice Hadjadj formule des questions dérangeant­es, élémentair­es cependant… Comme celles-ci : « D’où est donc sortie la modernité ? D’où vient son étrange foi en l’homme et dans l’avenir ? » Là où des esprits étroits attendent l’avocat de la tradition s’avance le juge inspiré instruisan­t le procès du monde moderne. Comme le fut Péguy, abondammen­t et justement cité dans ce livre. L’Anglais Chesterton, avec son art du paradoxe, dénonçait le monde moderne comme « rempli de vertus chrétienne­s devenues folles ». On ne saurait mieux dire. Mais les spectres qui hantent notre monde ont des masques multiples. Certains sont grotesques, d’autres ont presque figure humaine. Parfois, ils nous séduisent… Péguy, toujours lui, parlait de la fragilité de la vertu d’espérance. Que cette fragilité puisse devenir une force, la seule force qui vaille, est l’un des mystères de la foi en JésusChris­t (Cf. saint Paul). Et cette foi en appelle toujours à la raison, avec une urgence de plus en plus vérifiable. « L’heure est tragique, sans doute, écrit Hadjadj, mais la tragédie réveille notre plus haute dignité, celle d’une déchirure de bas en haut, qui interpelle le Ciel, et celle d’une charité surnaturel­le, forte comme la mort.» De cette dignité, le livre de Fabrice Hadjadj porte le très éloquent témoignage.

 ??  ?? Fabrice Hadjadj (Ph. DR)
Fabrice Hadjadj (Ph. DR)

Newspapers in English

Newspapers from France