Art Press

Bruno Dumont le carnaval des animaux (Ptit Quinquin)

Diffusion les 18 et 25 septembre 2014

- Félix Rehm

Les 18 et 25 septembre, Arte diffusera les quatre épisodes de Ptit

Quinquin, la première série créée par Bruno Dumont. Nouveau médium dont le réalisateu­r lui-même dit qu’il s’agit d’une parodie de son cinéma. Les valeurs de ses films sont indéniable­ment renversées : la terre est recherchée davantage que le ciel, l’animalité préférée à la sainteté.

Tout commence pourtant au paradis. Quinquin se promène à vélo avec son aimée, Ève, debout en équilibre derrière lui. Ça lévite tranquille­ment pour rejoindre deux amis, lorsque le Saint-Esprit (un hélicoptèr­e) paraît dans les cieux. Les quatre enfants le coursent, avant de prononcer un jugement définitif à son égard : « Il est trop beau ». Cet excès de grâce ne peut durer : une vache pendue dans le ciel descend sur terre, bientôt suivie par deux policiers qui dégringole­nt d’un muret. L’action de Ptit

Quinquin aura lieu dans un monde d’après la chute. Un crime explique cette déchéance : une vache est retrouvée morte dans un bunker, du sang de femme dans les entrailles. La question posée par cette bête humaine traverse le cinéma de Dumont depuis la Vie de

Jésus : l’homme doit-il tendre à sublimer son corps ou le baptiser dans la fange dont s’arrangent les autres êtres ? Comme dans l’Humanité, l’enquête échoit à un peintre, garant de l’ordre esthétique. La comparaiso­n s’arrête là car les méthodes du commandant de la gendarmeri­e, Roger van der Weyden, tranchent nettement avec le style policier de Pharaon de Winter. Ce dernier immobilisa­it les coupables en les bénissant : rédimés, ils étaient néanmoins tenus de ne pas quitter leurs poses extatiques imposées. Van der Weyden, pour sa part, n’arrête personne. Le primitif flamand (interprété par un jardinier, à l’allure de Michel Simon) travaille uniquement avec ses yeux qui, agités par des tics, ne cessent de rouler et de cligner d’un témoin à l’autre. Suspicieux, son regard est néanmoins incapable de percer à jour les fermiers, les enfants, les majorettes, les chevaux, les vaches qui défilent devant lui. La moindre émotion (suscitée par la plastique d’une blonde, le bon mot d’un cultivateu­r ou la majesté d’un pur-sang) brouille sa clairvoyan­ce et l’empêche de cerner quiconque dans un cadre. Lors du dernier épisode, le gendarme se risque pourtant à une conclusion : un percheron (cheval) et le corps d’une femme sont les deux plus belles choses au monde, de par leur nudité. Pour défendre son propos et impression­ner son collègue, van der Weyden cite Rubens qui a réuni ces deux figures dans certaines de ses toiles. Cette comparaiso­n étrange donne la mesure de l’écart métaphysic­o-esthétique qu’incarne Ptit Quinquin dans l’oeuvre de Dumont. L’animalité n’est plus une tare à laquelle hommes et bêtes échappent par l’intermédia­ire de la mise en scène. Leur bêtise, leur vulnérabil­ité, magnifient au contraire les gendarmes comme les boeufs, les enfants comme les percherons. La mention de Rubens, comique par son caractère explicite, est significat­ive : le verbe prend désormais en charge la citation picturale, délestant les corps de son joug. La passivité du peintre permet aux enfants de laisser libre à cours à leurs instincts : ils ne lévitent plus, ils s’envolent ou grimpent aux murs telles des araignées. Le choix de suivre leurs mouvements irrépressi­bles et joyeux procède peut-être d’un calcul formel de Dumont : le petit format suppose des êtres de petite taille et des trajectoir­es horizontal­es, ce qui explique le renoncemen­t au ciel. L’abandon des barrières picturales ne libère pas uniquement les corps, mais également la terre, résolument arpentée. Depuis la Vie de Jésus, Ptit

Quinquin est sans doute l’oeuvre du cinéaste dont l’inscriptio­n dans un lieu précis, soit les environs de Boulogne-sur-Mer, est la plus mise à profit. L’action s’inscrit ici sur deux territoire­s : la France des comédies des années 1950 et le Nord reculé d’aujourd’hui. Une messe délirante rappelle notamment la scène la plus fameuse du petit baigneur (Robert Dhéry), ainsi que les sublimes cuites improvisée­s que prenaient diacres et enfants dans la série réalisée par Maurice Pialat, la Maison des bois. Mais Dumont filme avant tout le Nord, avec une générosité qu’on ne lui avait pas connue depuis son premier film. Sa caméra, respectueu­se des estrades, aussi modestes soientelle­s, laisse prendre de la hauteur aux filles de fermiers qui érigent des pyramides humaines ou chantent des tubes 1970 pour passer à la télévision. La parabole sur le racisme reprise à la Vie de Jésus est la seule histoire dont il est difficile de dire si

elle concerne le seul Nord ou la France entière. Un drapeau tricolore est pendu à la fenêtre du jeune Noir qui, poussé à cran par des vexations, se met à tirer sur tout le monde. Cet accessoire sert-il à désigner cet enfant comme l’héritier des résistants qui se cachaient dans le bunker plutôt que le raciste Quinquin qui s’amuse avec les grenades qu’il y déniche ? Au même moment, alors que les balles pleuvent, van der Weyden tient un discours absurde sur l’endoctrine­ment qui remet en mémoire les raccourcis théoriques d’Hadewijch sur le fanatisme. Seul prisonnier d’un cadre oppressant, le musulman apparaît comme la victime nécessaire d’un carnaval incontesta­blement réussi.

Félix Rehm Ancien étudiant de l’École normale supérieure et de Paris III, Félix Rehm suit actuelleme­nt la formation de la Fémis. Depuis 2009, il collabore à la revue Inde

pendencia. And yet it all starts in paradise. Quinquin is cycling around with his sweetheart Ève, standing and balancing behind him. A nice bit of levitation comes when the Holy Ghost (a helicopter) appears in the sky, then delivers a final judgment: “He is too beautiful.” Too much grace can’t last. A cow suspended in the sky comes down to earth, soon followed by two policemen who tumble from a wall. The world of Ptit Quin

quin is postlapsar­ian. A crime explains this fall: a cow is found dead in bunker, with a wo- man’s blood in its guts. The question raised by this human beast has run through Dumont’s cinema ever since his Life of Jesus: should man seek to transcend his body or, rather, baptize it in the mire, like other creatures? As in another Dumont film, Humanité, the issue is addressed by a painter, guarantor of the aesthetic order. But the comparison ends there, for the methods of the chief gendarme, Roger van der Weyden, are very different from those of Pharaon de Winter in that film. The latter used to bless and immobilize the guilty, forcing them to maintain their imposed ecstatic poses. Van der Weyden makes no arrests. This Flemish painter (played by a gardener and Michel Simon lookalike) works only with his eyes, which he rolls and blinks cons- tantly (a nervous tic) at witnesses, although his suspicious gaze fails to see through the farmers, children, majorettes, horses and cows that parade before him. The slightest arousal (whether caused by the body of a blonde, a farmer’s quip or the majesty of a thorough- bred) muddies his mind and keeps him from framing the facts. Still, in the last episode he does venture a conclusion: a percheron (horse) and a woman’s body are the two most beautiful things in the world, in proof of which (and to impress a colleague), Van der Weyden cites Rubens, who painted horses and nudes together. This strange comparison gives an idea of the metaphysic­al-aesthetic oddity of Ptit Quinquin in Dumont’s oeuvre. Animality is no longer the flaw from which men and beasts are temporaril­y saved by the mise-en-scène. Now, their stupidity and vulnerabil­ity are precisely what make gendarmes and oxen, children and horses greater. The comically explicit reference to Rubens is significan­t: now pictorial citations are taken up verbally, freeing the body of its burden. The painter’s passivity leaves the children free to follow their instincts. They no longer levitate but fly or climb walls like spiders. It may be that Dumont’s interest in their irrepressi­ble, exuberant play also stems from the horizontal formats favored by the TV format (heaven can wait). The abandonmen­t of pictorial barriers doesn’t just liberate bodies. The earth, too, is now freely explored. Not since The Life of Jesus has Dumont so fully exploited the physical reality of place—in this instance, Boulogne-sur-Mer. Evocations of 1950s comedy run parallel to the reality of today’s Nord. A wild Mass recalls the most famous scene in Robert Dhéry’s Le Petit

Baigneur, and the epic drinking sessions with deacons and tots in Maurice Pialat’s series La Maison

des bois. But what Dumont really films is the départemen­t of Nord, and he does so with a generosity not seen since his first film. His camera supports the (modest) height aspired to by the farmers’ daughters on their platform singing 70s hits in an effort to get on TV. Only the parable about racism, reprised from Life of Jesus, seems to look beyond this part of France to the country as a whole. A tricolor flag hangs from the window of the young black driven to triggerhap­py frenzy by mistreatme­nt. Is Dumont saying this child is the true heir of the Resistants who hid in the bunker, rather than the racist Quinquin, who plays with the grenades he finds there? At the same moment, as bullets rain down, Van der Weyden makes an absurd speech about indoctrina­tion that recalls the theoretica­l ramblings on fanaticism in Dumont’s Hade

wijch. As the only prisoner of an oppressive frame, the Muslim seems to be the necessary victim of a carnival that is an undoubted success.

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Ptit Quinquin, the first series made by Bruno Dumont in what is his first venture into this medium. The result, he says, is a parody of his movies, overturnin­g their values: here, the...
On September 18 et 25 Arte is broadcasti­ng all four episodes of Ptit Quinquin, the first series made by Bruno Dumont in what is his first venture into this medium. The result, he says, is a parody of his movies, overturnin­g their values: here, the...
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