La photographie Dominique Baqué
Magnifique rétrospective que celle qui clôt cette saison : l’exposition Lewis Baltz tenue au BAL, montrant cette oeuvre majeure de l’art contemporain depuis The Prototype Works (1967-76) jusqu’à Ronde de nuit (1992-1995), en passant bien sûr par Continuous Fire Polar Circle (1986), Near Reno (1986-87), Candlestick Point (1987-89). Nous connaissons tous ces images fondatrices d’une esthétique radicale et minimaliste, devant beaucoup à l’art conceptuel, à l’art minimal, au land art aussi, par certains aspects, mais qui fut aussi inspirée dans ses débuts par Edward Weston, à la fois clinique et tactile, et qui s’enracine dans un refus déterminé d’un des « modèles » célébrés aux États-Unis : les maîtres du paysage sublimé, tel Ansel Adams. Né en 1945 à New Port Beach, gros bourg californien, Baltz va se faire le témoin d’une explosion urbanistique incontrôlée et anarchique, qui le fascine et le terrifie tout à la fois. Photographiant avec la plus extrême neutralité, soutenant le projet d’une « photographie degré zéro », Baltz enregistre façades, lotissements, entrepôts, sans contextualisation ni possible mise en perspective : la plupart des images sont des aplats géométrisés, à la recherche d’un anonymat sculptural des objets autonomes. On reconnaît bien sûr l’influence de Donald Judd et Frank Stella, et pourtant l’oeuvre est plus complexe qu’il n’y paraît, et, au-delà de la « vulgate » minimaliste qui sert de commentaire dominant au travail de Baltz, les deux commissaires, Diane Dufour et Dominique Païni, ont d’une part choisi de souligner la sensualité des tirages de Baltz, dès ses premières recherches en 1965; et, d’autre part et surtout, ont mis en perspective l’oeuvre tout entière à partir de la référence cinématographique – faisant ainsi notoirement bouger les lignes, et invitant à regarder fort différemment les images. Pour rappel, il n’existait pas de musée d’art moderne sur la côte Ouest dans les années 1960. Warhol était certes très connu, mais pas encore devenu l’icône absolue qu’il sera dans les années 1970, de même que Rauschenberg et Pollock. Dès lors, la high culture se trouvait du côté du cinéma – Bruce Nauman, par exemple, dit qu’il ne manquait aucun film de la cinémathèque…
EXIL DE L’IMAGE
Or, il est possible de « relire » l’oeuvre de Baltz à partir de trois cinéastes révérés : Alfred Hitchcock, pour l’importance considérable accordée au hors-champ, et je cite Baltz : « Je me suis toujours concentré sur les phénomènes à la marge, ces zones presque invisibles, transparentes, que l’on ne qualifie pas de “paysage”. » Ce qui sera le « territoire ». Jean-Luc Godard, pour la composition et la décomposition à l’infini des formes, jusqu’à trouver la forme juste. Et l’on sait, troublante mise en écho, que Godard, comme Baltz, s’est réapproprié la Ronde de nuit de Rembrandt en 1992, avec son film Passion, qui entendait reconstituer, avec les acteurs, les « grandes machines picturales ». Dans les deux cas, la question majeure était celle de la simultanéité et de la succession, Rembrandt ayant pu restituer la profondeur du tableau, là où Baltz propose une séquence panoramique, en onze plans verticaux. Rembrandt, Baltz, Godard : la boucle se referme. Mais, s’il est un cinéaste dont Baltz s’est dit le plus proche, c’est bien Michelangelo Antonioni, celui qu’il appelle – nouveau paradoxe, dont, cette fois-ci, l’on ne s’étonnera pas – « le plus grand peintre du 20e siècle ». Païni peut ainsi rapprocher, de façon convaincante, les premiers plans-séquences du Désert rouge d’une série telle que Continuous Fire Polar Circle ; le versant « architectural » d’Antonioni qui prit pour décor le Milan des années 1960 et les « territoires » de Baltz ; l’égarement de Lidia dans la Notte et les photographies de The Tract Houses ; enfin, la séquence finale de Zabriskie Point et la série Near Reno, où les objets de consommation courante se figent en ruines d’une civilisation à bout de souffle.
À partir de 1980, l’artiste change doublement sa façon de travailler et son mode d’expression, se révélant ainsi libre de toute écriture, se réinventant à partir de Ronde de nuit – dont il ne faut pas oublier qu’elle fut réalisée bien avant Internet, la folie des réseaux sociaux, les récentes découvertes autour de la puissance de surveillance des individus par la NSA, etc. – et des images extraites de vidéos de surveillance, Sites of
Technology. Si, autrefois, Baltz proposait un paysage de l’image, ici l’on pourrait dire que l’image devient un paysage dans lequel le regardeur s’immerge. Sur ces vidéos prises en France, dans de grandes entreprises des années 1980, telles que La Redoute ou Air France, Baltz porte un point de vue très pessimiste, puisque les ordinateurs de la familiale vente par correspondance sont les mêmes que ceux qui gèrent les missiles français… Opacité de l’information, de la gouvernance devenue surveillance : Baltz parle mélancoliquement d’« exil » de l’image, et se dit animé d’une « rage sublimée ». Étrange paradoxe, un de plus, car peut-on sublimer la rage ? C’est ce que s’essaie à faire Baltz, la photographie étant dès lors conçue comme un exorcisme.
ESTHÉTIQUE ÉDITORIALE
Si Baltz exemplifie parfaitement un « moment » de l’histoire des formes, chacun sait que le postmodernisme, notamment dans sa version la plus extrême, l’appropriationnisme, qui trouvera son principal lieu d’expansion aux États-Unis, remit radicalement en cause les concepts modernistes d’auteur et d’oeuvre, au point de les dissoudre dans des gestes minimaux et des images anonymes, voire totalement dépourvues d’intérêt. Comme un acte de décès de l’acte photographique, dont l’Allemand Joachim Schmid, se déclarant simple « récupérateur d’images », pourrait constituer l’ultime aboutissement. Schmid ne photographie pas luimême, mais collecte les photographies trouvées dans la rue, au marché aux puces, dans les journaux, et, plus récemment, sur Internet et les réseaux sociaux. Quoique relevant de l’art conceptuel, sa démarche se veut moins théorique et plus ludique, accessible au plus grand nombre aussi, d’où le choix du livre, s’inscrivant dans une esthétique éditoriale bon marché et – en principe – achetable par tous, sans enjeu artistique autre que ce que l’artiste appelle « une pratique critique », ou encore « une forme contemporaine de réalisme » – les images agissant aujourd’hui plus que jamais sur la société, fonctionnant massivement dans la culture contemporaine. D’une certaine manière, Schmid procède d’une démarche écologisante : l’affolante profusion des images aujourd’hui justifie l’inutilité d’en créer de nouvelles. D’où le « prélèvement », dans cette masse iconique, d’images que rien, pour autant, ne vient hiérarchiser : intéressantes ou non, elles sont là, sous nos yeux – bergers des Alpes, objets divers et sans qualités, femmes de tous âges et de tous visages, figées dans leur sourire, personnages de la RAF, fauteuil de dentiste, ad infinitum. Parmi les séries exposées, l’une des plus touchantes est sans doute
Estrelas amadas – Beloved Stars (2013), qui reprend des photographies de « vedettes » du cinéma des années 1950, reproduites en noir et blanc dans un vieux magazine portugais jauni et fortement tramé. Mais le punctum barthésien, si j’ose dire, vient du fait qu’une jeune lectrice lisbonnaise, propriétaire de la revue, a « auratisé » de rouge les lèvres érotiques d’Ingrid Bergman, Bette Davis, Linda Darnell, Jennifer Jones, l’incontournable Marilyn, Ginger Rogers, Alida Valli et toutes ces « étoiles » défuntes de notre imaginaire cinématographique. Au sein de cette masse presque effrayante d’images que récupère et collecte Schmid, l’éclat inattendu de ce rouge à lèvres flashy réintroduit subrepticement la main, l’individu, et le désir, dans un corpus a priori dénué d’auteur et d’oeuvre.
INVENTER UN NOUVEAU MONDE
Alors, peut-être, la nostalgie. Du temps où la photographie, non seulement était possible, mais encore nécessaire, urgente, participait des avant-gardes de l’entre-deux-guerres : ainsi la Hongroise Kati Horna, chassée toujours plus loin par la fureur nazie, de Budapest à Paris, de Barcelone au Mexique, fit partie de cette génération proche du surréalisme, jouant avec le médium photographique – surimpressions, collages narratifs, photomontages, historiettes délibérément naïves et ludiques –, avant d’être invitée par le gouvernement républicain à documenter la vie quotidienne sur le front. Si elle le fit avec moins de force et de lyrisme qu’un Robert Capa, elle inventa une forme de photoreportage engagé, certes, mais pétri d’humanisme et surtout attentif à la vie quotidienne de celles et ceux que le franquisme mettra à terre. Nul héroïsme, nul pathos, non plus, mais la conviction, aujourd’hui perdue, que la photographie pourrait témoigner contre les forces du Mal et inventer la possibilité d’un nouveau monde – celui qu’elle s’inventa au Mexique, faisant de son lieu de vie un espace de rencontres, d’images et de pensée en acte. This season closes with a magnificent Lewis Baltz retrospective at Le BAL, covering the output of this major artist from The Prototype
Works (1967–76) up to Ronde de nuit (1992-95), and naturally including Continuous Fire Polar Cir
cle (1986), Near Reno (1986-87), and Candlestick Point (1987-88). We are all familiar with these seminal images in the history of a radical, minimalist aesthetics which owe a great deal to conceptual, and minimal art, and, in certain respects, to Land Art, but which was also inspired in the early days by EdwardWeston. Baltz’s art is at once clinical and tactile, grounded in a determined rejection of one of the “models” celebrated in the United States: the masters of the sublime landscape, such as Ansel Adams. Born in 1945 at Newport Beach, a large town in California, Baltz witnessed the area’s anarchic urban
development, which both fascinated and terrified him. Photographing with extreme neutrality, embodying a kind of “degree zero photography,” Baltz recorded facades, lots, warehouses without any kind of contextual or perspectival indications. Most of his images are geometrical and flat, aiming to show objects as autonomous, anonymous and sculptural. We can of course recognize the influence of Donald Judd and Frank Stella, and yet the work is more complex than it appears and, looking beyond the minimalist notions de rigueur in discussions of this work, the two curators, Diane Dufour and Dominique Païni, have chosen to emphasize the sensuousness of his prints, as far back as 1965, and, most importantly, have framed his entire output in terms of cinema, which affords a very different perspective. It’s worth noting that there were no modern art museums on the West Coast in the 1960s, and Warhol’s renown had yet to reach the iconic status he had in the 1970s. Likewise Rauschenberg and Pollock. High culture, in those days, was to be found in movie theaters. Bruce Nauman said he never missed a show at the film club.
THE IMAGE IN EXILE
In fact, Baltz’s oeuvre could be read in relation to three filmmakers he reveres: Alfred Hitchcock, for the considerable importance given to what goes on outside the frame (“I have always concentrated on phenomena on the margins, those almost invisible, transparent zones that are not even called ‘landscape.’” This is the “territory.”) Jean-Luc Godard, for the endless composition and de-composition of forms, until he has the right form. We know that, like Baltz, Godard appropriated Rembrandt’s Night Watch in his 1983 film Passion, which used actors to recreate the “grandes machines” of classical painting. In both cases, the major question was that of simultaneity and succession, Rembrandt working on the depth of the painting whereas Baltz presents a panoramic sequence in eleven vertical shots. Rembrandt, Baltz, Godard: the circle is closed. But the director Baltz really feels close to is Michelangelo Antonioni, whom he paradoxically calls “the greatest painter of the twentieth century.” Païni convincingly compares the first sequences of The Red Desert with Baltz’s series Continuous Fire Polar Circle: Antonioni’s interest in the architecture of Milan in the 1960s and Baltz’s “territories”; Lidia’s long wander in La Notte and Baltz’s photographs of The Tract Houses; and the final sequence of Zabriskie Point and the series Near Reno, in which consumer objects freeze like ruins of an exhausted civilization. In 1980 Baltz began to change both his way of working and his means of expression, reinventing his art around The Night Watch and surveillance images (Signs of Technology) and doing so long before the Internet and the explosion of social media, and the recent discoveries of the extent of surveillance by the NSA, etc. Whereas, in the past, Baltz presented a landscape of the image, here we could say that the image becomes a landscape in which the beholder is immersed. In the videos made in France in the 1980s about big companies such as La Redoute and Air France, Baltz’s vision is highly pessimistic: the computers used in the familyrun mail order firm are the same as the ones that guide French missiles. Information is opaque, governance has become surveillance: Baltz speaks melancholi- cally of the “exile” of the image and says he is driven by a “sublimated” rage. But can you really sublimate rage (another paradox)? That, in any case, is what Baltz tries to do, conceiving photography as exorcism.
PUBLISHING AESTHETIC
If Baltz perfectly exemplifies a “moment” in the history of forms, we all know that postmodernism, especially in its most extreme version, appropriationism, which thrived most spectacularly in the U.S., radically called into question the modernist concepts of author and work, dissolving them in minimal actions and images that were anonymous, or even devoid of interest. Like a death warrant of photography, epitomized by German photographer Joachim Schmid’s declaration that he was a recuperator of images. Schmid does not take his own photos, but collects photographs found in the street, on flea markets, cut from newspapers and, more recently, downloaded from the Internet and social networks. Although conceptual, his work is meant to be less theoretical than playful and accessible. Hence his choice of books, fitting into a cheap publishing aesthetic, something that most should be able to afford, with nothing at stake artistically except what the artist calls a “critical practice” or, again, “a contemporary form of realism”— images now having an even greater impact on society and contemporary culture than ever. In a way, Schmid’s approach is ecological: the mad profusion of images in today’s world makes it pointless to create yet more. Hence his method of “sampling” from this visual mass, rejecting any notion of hierarchy: interesting or not, they are there, in front of our eyes: Alpine
shepherds, various nondescript objects, women of all ages and looks with frozen smiles, air force personnel, a dentist’s chair—you name it. One of the most touching series exhibited is no doubt Estrellas
amadas – Beloved Stars (2013), which reprises photographs of movie stars from the 1950s published in a Portuguese magazine, and now yellowed and showing their halftone dots. But the Barthesian punctum, dare I say it, comes in this instance from the fact that a young reader in Lisbon, who owned the magazine, added “auratic” red to the erotic lips of Ingrid Bergman, Bette Davis, Linda Darnell, Jennifer Jones, the inevitable Marilyn, Ginger Rogers, Alida Valli, and all these lost stars from the cinematic imaginary. In this almost frightening mass of images recuperated and collected by Schmid, the unexpected brilliance of this lipstick surreptitiously reintroduces the hand, the individual, and desire into a corpus that one would expect to be devoid of authors and oeuvre.
INVENTING A NEW WORLD
Maybe, then, we still have nostalgia. For the days when photography was not only possible but necessary, an urgent need, and part of the interwar avant-garde. One member of this generation close to surrealism was Kati Horna from Hungary, who fled the Nazi scourge from Budapest to Paris, from Barcelona to Mexico, using overprinting, narrative collages, photomontages, and deliberately naïve, playful stories. Then she was invited by the Republican government to document life on the front. While she did so less powerfully and lyrically than Robert Capa, she invented a form of engaged photoreportage infused with humanism and attentive above all, to the everyday life of Franco’s victims. No heroism, no pathos, either, but the now lost conviction that photography could bear witness against the forces of evil and invent the possibility of a new world—the world that she invented for herself in Mexico, making the place of her life a space of encounter, of images and active thought.
Translation, C. Penwarden Lewis Baltz, Common Objects, Le Bal (May 23–August 24, 2014). Joachim Schmid, More Printed Matter, Galerie Alain Gutharc (May 17–June 21). Kati Horna, Jeu de Paume (June 3– August 21, 2014).