Art Press

Bernard-Henri Lévy Hôtel Europe

- interview par Jacques Henric et Catherine Millet

Théâtre de l’Atelier, Paris 9 septembre 2014 - 3 janvier 2015

Le 27 juin dernier a eu lieu à Sarajevo la première de la nouvelle pièce de théâtre de Bernard-Henri Lévy, Hôtel Europe, unmonologu­e interprété par Jacques Weber et mis en scène par le Bosniaque Dino Mustafic. Donnée le 11 juillet à la Fenice de Venise, dans le cadre du Festival d’été, puis à Kiev, la pièce sera jouée à Paris, au théâtre de l’Atelier, dès le 9 septembre. Jacques Weber incarne sur scène un écrivain dont on comprend vite qu’il est le double de l’auteur de la pièce. Il s’apprête à participer dans deux heures, par un discours qu’il n’a pas encore rédigé, à la commémorat­ion du centième anniversai­re de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914. Le texte d’Hôtel Europe, méditation à la fois désabusée et indignée sur le destin de l’Europe, paraît fin août.

Qu’est-ce qui t’a guidé dans le choix de t’exprimer aujourd’hui sur l’Europe par le biais du théâtre plutôt que du livre ? Le point de départ ce n’était pas le livre ou le théâtre. C’était le monologue. Je partais de ce désir de produire le monologue intérieur que vous avez lu – stream of conscious

ness d’un personnage, seul en scène, qui revient à Sarajevo vingt ans après une guerre qui l’a profondéme­nt marqué (1) et qui fait le point, sur sa vie et sur l’état présent de son esprit, et naturellem­ent sur l’état du monde et de l’Europe. La première chose que j’ai dite à Jacques Weber, c’est exactement ceci : « Imaginez que vous avez un HF, un micro, non pas à la boutonnièr­e comme ont souvent les acteurs au théâtre, mais planté dans le crâne, là, exactement à l’endroit de la fontanelle, captant et recrachant les plus minuscules événements de votre cerveau pendant deux heures. » C’est ça que le texte raconte : l’histoire, pendant deux heures, de tout ce qui passe par le cerveau d’un écrivain français qui, à Sarajevo donc, essaie de réfléchir sur l’Europe mais est envahi par un paquet d’idées parasites, ou folles, ou inquiétant­es... Cet écrivain français, c’est toi ? Oui, sans doute. Mais incarné par Jacques Weber qui apporte au personnage son lot d’émotions, son histoire, son corps – et vous savez que ce n’est pas rien le corps habité, hanté, d’un grand acteur ! On parle toujours des « deux corps du roi » d’Ernst Kantorowic­z. Quid des deux corps de l’acteur ? Son corps profane et son corps sacré ? Et quid quand ce double corps entre en compositio­n avec celui d’un personnage de fiction qui est, lui-même, inspiré du corps réel d’un écrivain réel ? Ça fait beaucoup de corps sur un même plateau. Et c’est, aujourd’hui, toute l’histoire de cette pièce telle qu’elle se répète, ici, à Sarajevo. C’est ta deuxième pièce, après le Jugement dernier il y a vingt ans. Oui. Et c’est l’inverse. Le Jugement dernier était un texte choral, rassemblan­t neuf personnage­s et prétendant raconter, à travers une sorte de casting, l’entière histoire du 20e siècle. Là, c’est un monologue, donc. Un seul et unique acteur en scène, d’un bout à l’autre. Toute la théâtralit­é, toute la dramaturgi­e reposent sur les épaules de ce personnage qui a, pour toute compagnie, un ordinateur où il navigue à la recherche d’images de sa mémoire propre et du monde. Principe de concentrat­ion maximale et de condensati­on extrême. Principe aussi des trois unités auquel je me suis, finalement, et sans l’avoir vraiment calculé, assez bien plié. Unité de lieu : la chambre d’hôtel où le personnage s’est isolé pour préparer un grand discours sur l’Europe qu’il est censé prononcer au Théâtre national de Sarajevo. Unité de temps : les deux heures qui lui restent avant qu’on ne vienne le chercher pour l’emmener au théâtre. Et puis unité d’action : le discours ; cette pièce c’est, au fond, l’histoire d’un discours, la biographie d’un discours, j’en ai fait tant dans ma vie, nous en avons tous fait tant – mais l’a-t-on jamais vraiment raconté ? Alors ce discours-ci. S’écrira ? S’écrira pas ? Et, s’il s’écrit, c’est à quel prix ? Quel dosage de sincérité et de manoeuvre? De vérité et de petites ficelles ? Et cette Europe qui en est l’objet : où en est-elle ? Serait-elle devenue le nom d’un objet vide, défaillant – comme défaille, ce jour-là, ou comme défaillire­nt le discours et la parole de l’écrivain ? N’est-il pas étrange de commémorer, à Sarajevo, le début d’une guerre (1914) dont le personnage de la pièce juge qu’elle est à l’origine de la mort de l’Europe et inaugure l’ère des charniers ? Cela fait partie des difficulté­s qu’il rencontre, en effet, et qui suscitent sa colère. Mais il y en a d’autres. Il y a le retour des nations. L’épuisement, partout, du paradigme husserlien qui faisait de l’Europe l’autre nom de l’universel. Il y a cette victoire aux poings de Heidegger sur Husserl qu’il est obligé de constater et qui le navre. La Grèce qui explose. L’euro qui bat de l’aile. Sans parler de la victoire des Le Pen, père et fille, dans leur complicité incestueus­e et obscène. Et sans parler de ce retour, partout en Europe, de l’antisémiti­sme qui est une donnée de notre temps et qu’il fallait aussi traiter. INTERNATIO­NALE ROUGE-BRUNE Cette montée de l’antisémiti­sme t’inquiète ? Un seul souvenir. Et vous vous en souvenez, ici, à artpress, aussi bien que moi, sinon mieux. C’était il y a trente ans. Un écrivain français avait déclaré, dans vos colonnes, qu’il prônait « l’exterminat­ion métaphysiq­ue du judaïsme ». La phrase avait fait scandale. Elle avait provoqué, et à juste titre, un branle-bas de combat général. L’écrivain en question – Jean-Edern Hallier, pour le nommer, qui n’en était qu’à son premier « dérapage » avait été contraint de la retirer, de s’excuser, de s’emberlific­oter, de dire qu’il n’avait pas dit ce qu’il avait dit, etc. Alors qu’aujourd’hui… On en est au meurtre physique, aux assassinat­s ciblés de juifs, à Toulouse ou à Bruxelles – mais j’ai l’impression que tout le monde s’en contrefich­e, je ne vois ni n’entends d’indignatio­n, de colère, d’analyse, de contre-attaque, de riposte chez nos intellectu­els… Pourquoi ? Et comment, oui, ne pas s’alarmer? Tu parles aussi de la « lâcheté de l’Europe » à Sarajevo, à Srebrenica. Oui, parce que Srebrenica fut un sommet du ponce-pilatisme occidental en général et européen en particulie­r. Mais j’en dirais autant, la volonté génocidair­e en moins, de ce qui s’est passé à Simferopol, en Crimée, récemment. Mon personnage trouve hallucinan­t que les dirigeants, diplomates et commentate­urs européens se soient laissé balader par un personnage aussi minable et aussi douteux que Vladimir Poutine. Le voilà, le vrai marionnett­iste de l’extrême droite en Europe. Le chef de la nouvelle Internatio­nale brune, ou rouge-brune, que je débusque dans cette pièce. Bizarremen­t, personne ne semble s’intéresser tant que cela à cette histoire… Je résume. Fin des années 1990, on a la création, par encore un autre écrivain, Édouard Limonov, d’un parti « national-bolchevik ». Deuxième étape, l’écrivain se fait virer par un idéologue assez costaud qui est allé chercher une part de son inspiratio­n chez les linguistes du Cercle de Prague, Jakobson et Troubetzko­y, et qui s’appelle Alexandre Douguine. Troisième étape, ce Douguine, équipé avec ce qui se fait de mieux en matière de théorie de la langue, prend le contrôle du cerveau de Poutine en lui fourguant sa théorie de l’« eurasisme » conçue comme une alternativ­e à l’Europe et à son projet. On sous-estime Poutine. Ou bien on le présente comme un « grand joueur d’échecs », ce qui revient au même et qui est une injure, en plus, à cette grande et noble chose qu’est le jeu d’échecs. Mais ce que peu de gens voient, et qui rend fou mon héros, c’est qu’avec cette théorie douguinien­ne de l’eurasisme, Poutine est l’ennemi absolu de l’Europe. S’il a une stratégie, c’est de détruire l’Europe. Ou de se venger, en la déstabilis­ant, de cette « destructio­n de l’URSS » qu’il tient, comme vous savez, pour « la plus grande catastroph­e géopolitiq­ue du 20e siècle ». Et l’Europe, face à ça, fait quoi ? C’est la ravie de la crèche qui, comme jadis face à Hitler, et, bien sûr, toutes proportion­s gardées, ne comprend rien,

Jacques Weber dans « Hôtel Europe ». Sarajevo. 27 juin 2014 (Ph. DR) ne s’inquiète de rien et fait comme si de rien n’était : Monsieur Poutine est un gentleman ; Monsieur Poutine se sent juste un peu « encerclé » et s’ébroue dans son aire naturelle ; Monsieur Poutine protège ses frères russophone­s ? Tous ces crétins qui

trouvent naturel qu’un dictateur trouve naturel de protéger les gens qui parlent comme lui oublient que c’était le raisonneme­nt d’Hitler avec les Sudètes ; ils oublient qu’il n’y a quasiment pas une frontière, en Europe, qui tiendrait si on généralisa­it ce principe de bon sens ; et ils oublient l’implacable analyse d’István

Bibó établissan­t, dans Misère des petits États d’Europe de l’Est, que, précisémen­t parce qu’il semble natu

rel, précisémen­t parce qu’il ne trimballe pas après lui toutes les saloperies répertorié­es sur la terre, les morts et le sang, et précisémen­t parce qu’il fleure bon l’« Idée », le « suprasensi­ble », le « transcenda­nt », ce nationalis­me linguistiq­ue est, de tous, le plus redoutable. J’ajoute un détail qui n’en est, comme d’habitude, pas un. Ce Monsieur Douguine, maître à penser de Monsieur Poutine, a deux livres de lui qui sont traduits et disponible­s en français. L’un est préfacé par Alain Soral, l’autre est un entretien avec Alain de Benoist. C’est curieux qu’on ne s’y intéresse pas davantage, qu’on ne fasse pas des grands portraits de lui dans les journaux, etc.

EUROPE OU BARBARIE Espères-tu encore en l’Europe, et sur quelles bases ?

Oui, bien sûr, j’espère. Car il n’y a pas d’autre choix. Le contraire de l’Europe, ce n’est pas la nation, c’est l’enfer. Ou bien nous remettons l’Europe debout, nous la relançons, ou alors ce sera le chaos et le retour des temps sombres. Ce n’est plus socialisme et barbarie. Mais Europe ou barbarie. Europe ou la désespéran­ce, la misère, l’horreur économique et sociale. Mon Europe n’est bien entendu pas celle des « bureaucrat­ies asiatiques » ou « kojévienne­s » qui gouvernent Bruxelles. C’est une Europe politique. Donc culturelle. Donc littéraire. C’est l’Europe de Dante par exemple, le Dante du De Monarchia que mon personnage a en tête. Ou l’Europe d’un Václav Havel qui reviendrai­t d’entre les morts. Le cinquième acte, acte final, qui est un commentair­e ultra-codé, et secret, de l’Énéide, dit à peu près cela. Pourquoi ce choix de faire parler ton double dans une langue disons populaire, argotique, crue (je pense aux scènes sexuelles, notamment) qui ne t’est pas habituelle ? Des scènes sexuelles il y en a toujours eu dans mes fictions. Mes romans, jadis. Mon film, le Jour et la Nuit. Estce qu’on peut écrire une fiction sans scènes sexuelles ? Est-ce qu’on peut, surtout, imaginer un monologue intérieur, un reportage sous un crâne, une plongée dans ce qui se passe vraiment dans une tête, pensée et vie mêlées, concepts et souvenirs, images d’hier et d’avant-hier, de soi et des autres, femmes, scènes primitives et scènes imaginaire­s ou rêvées, est-ce qu’on peut raconter tout cela sans ce que vous appelez des scènes sexuelles ? Mon personnage a un corps, voilà tout. Un corps donc une langue. Et cette langue qui vous paraît crue est juste la langue de la vérité – la langue de quand on ne parle plus à la cantonade. La politique est une drogue dure, dit ton double. En as-tu consommé? Si oui, t’en libères-tu ? Oh oui ! La politique, je m’en rends compte, aura été, avec la littératur­e, la vraie grande passion de ma vie. Quand je dis politique, je veux naturellem­ent dire l’Histoire, le goût et le souci de l’Histoire, le souci aussi de ce que les anciens Grecs appelaient l’Oikouménè : le monde habitable et qu’il faut rendre respirable. Et quand je dis politique et littératur­e, je parle au fond de la même chose, la littératur­e est politique et la politique est geste littéraire – elle ne m’intéresse, moi, en tout cas, que comme ça, quand elle se dit en langue littéraire et qu’elle est geste littéraire. En Libye… En Bosnie… Récemment en Ukraine… Ou encore au Bangladesh où je viens de revenir pour la première fois depuis 43 ans, et où la première chose que j’ai faite a été de fournir à Sheikh Hasina, Première ministre, fille du fondateur de la nation, Mujibur Rahman, un programme clefs en mains (je plaisante, mais à peine…) de réhabilita­tion sur la scène internatio­nale de son pays qui, par les hasards et les nécessités de la vie, est aussi un peu le mien. L’idée est simple. Un jour, cette grande dame, qui est mon amie, m’a dit : « Quelle pitié de voir le Pakistan, qui est un quasi-État voyou, qui passe son temps à faire chanter la communauté internatio­nale avec ses stocks d’armes nucléaires et ses réserves de terroriste­s qu’il tient au chaud et qu’il menace, régulièrem­ent, de nous lâcher dessus comme la banque centrale de Russie, jadis, ses stocks d’or, jouir de toutes les attentions de la planète ; et nous, qui sommes des

good guys, des pacifiques, nous n’intéresson­s personne, on nous laisse dans notre misère, on n’est bon qu’à fabriquer dans nos “ateliers de la sueur” les habits bon marché dont se vêtiront vos élégantes. » Je lui ai répondu : « Eh bien justement, renversons les choses. Cette douceur bangladesh­i faites-en un argument ; il y a pour cela un moyen ; ce fameux Islam non terroriste et modéré, cet Islam des Lumières que l’Occident recherche désespérém­ent pour faire équilibre à l’autre et le vaincre, faites savoir que vous l’incarnez, et la meilleure manière de le faire savoir est de prendre la tête, très vite, de cette autre Internatio­nale, la Cinquième, qui est celle de l’Islam dissident, non aligné, de l’Islam qui refuse l’islamisme politique et sa violence criminelle et où il y a, par exemple, la Bosnie-Herzégovin­e, le Kosovo, l’Albanie, hier ou demain la Turquie, et j’en passe. » Voilà comment je fais de la politique. C’est une politique, si j’ose dire, free-lance. Et dont je définis, seul, l’agenda, les urgences, les théâtres d’opérations, le calendrier. Je vous le répète : je ne fais entre la politique ainsi conçue et ma « primitive passion » (Charles Baudelaire) pour la littératur­e pas vraiment de différence.

(1) Guerre que la Serbie fit à la Bosnie-Herzégovin­e. Le siège de Sarajevo dura du 5 avril 1992 au 29 février 1996. BernardHen­ri Lévy s’y rendit à plusieurs reprises et s’engagea pour que la France vienne au secours de la Bosnie.

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