Art Press

JEAN-YVES JOUANNAIS la guerre vue de la plage

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Jean-Yves Jouannais Les Barrages de sable Grasset

C’est la rentrée. Vous êtes revenus de vacances, avez repris le travail ou les études : la guerre du quotidien, en quelque sorte. Pour les férus de mer, les châteaux de sable sont derrière vous. Et pourtant, je vous propose d’y replonger. Car Jean-Yves Jouannais, critique d’art, auteur remarqué d’Artistes sans oeuvres (Verticales, 1997), performeur à Paris et Reims d’une série de conférence­s intitulée l’Encyclopéd­ie des guerres (voir artpress, n°410, avril 2014), s’intéresse beaucoup aux châteaux de sable. Il a des enfants, joue avec eux sur une plage en Vendée et, devant l’érection d’un château, s’interroge sur ces « pratiques enfantines, littorales, estivales, de constructi­ons de plage ». D’abord, il ne s’agit pas vraiment de château, mais de barrage, « un barrage contre l’Atlantique », en l’occurrence. Avec une volonté non pas esthétique, comme ces concours de châteaux mimant Chambord ou autre, mais au contraire une éphémère manifestat­ion de résistance où il s’agit de « bricoler, dans une durée accordée par l’amplitude de la marée, un obstacle plus ou moins ingénieux qui résistera le plus possible ». Un barrage de sable est donc une balise du temps : celui que mettra l’eau avant de l’atteindre, puis celui qu’elle mettra à le détruire. L’échec est inscrit dans son principe même. Pourquoi alors se donner cette peine ? Pour occuper les enfants et, partant, s’occuper soimême? Sans doute, et l’auteur donne quelques belles pages, à partir de Paul Virilio, sur l’occupation d’un territoire, qui n’est pas que l’oppression et la présence physique sur le territoire des vaincus, mais aussi, pour l’occupant, « le fait qu’il lui faille occuper ses habitants, c’est-à-dire leur donner des occupation­s, les distraire ainsi de l’occupation qui leur est imposée en sorte que, finalement, ils en viennent à s’occuper eux-mêmes ». Mais également ceci : la confrontat­ion directe entre l’océan et la structure de sable cache peut-être aussi le fait que, dans son acte désespéré, le constructe­ur du barrage devient aussi l’océan : « On se met dans la peau de la marée. On s’est battu, mais pas contre elle. C’était plutôt pour elle que l’on a construit ce barrage. On lui a fait un cadeau. » Voire un sacrifice, comme chez les dieux antiques. Remontant la piste à partir des barrages, l’auteur remonte jusqu’à la guerre. Avec une logique du ricochet (autre art de la plage), Jouannais nous fait suivre un parcours personnel de la polémologi­e, relevant des faits de guerre pas toujours très connus. Telle cette opération « Châtiment » voyant ces aviateurs anglais qui, en mai 1943, sont allés bombarder des barrages sur la Ruhr, au moyen de bombes spéciales inventées pour l’occasion, en forme de barriques qui ricochent sur l’eau avant de sombrer pour faire sauter le barrage à sa base, en profondeur. L’opération, partiellem­ent réussie, n’aura pas cependant l’effet escompté. Ou ce héros belge, Hendrick Geeraert, simple éclusier qui jouera, pendant la Première Guerre mondiale, un rôle déterminan­t dans la bataille de l’Yser. En ouvrant diverses écluses, rompant en quelque sorte les barrages comme d’autres larguent les amarres, il a inondé les terres, empêchant l’avancée de l’armée allemande. La guerre, on le sait, est entre autres un art particulie­r d’occupation des sols et la rupture des eaux peut servir autant qu’un siècle plus tôt le feu, à Moscou, et tout naturellem­ent le gel de la Bérézina. Ainsi Alexandre le Grand, créant sa jetée pour annihiler l’insularité de Tyr et prendre la ville. Le barrage de sable comme étalon du temps? Vous lirez l’étonnante histoire d’Hiro Onoda, resté isolé aux Philippine­s, continuant à guerroyer seul, une trentaine d’années, jusqu’en 1974, coupé du monde, bien après la défaite du Japon, refusant même la possibilit­é de celle-ci. étrange pudeur ? Et pourtant, Carthage (si la destructio­n a bien eu lieu), Le Havre, Dresde, Hiroshima… (on peut aussi penser au sac de Rome). On pourrait pour soi prolonger la réflexion de l’auteur et l’étendre à un autre refoulé : l’anéantisse­ment des population­s civiles. La guerre est faite par des militaires qui apparemmen­t s’affrontent entre eux. Pourtant, depuis la nuit des temps, les civils en paient un lourd tribu : vandalisme, viols, massacres. La question est toutefois abordée par ricochet, avec le distinguo « carnage » et « ravage » (destructio­n des corps et destructio­n matérielle). C’est à quelques kilomètres de sa plage vendéenne, sur une île face à l’Atlantique, que j’ai lu ce livre. J’observais petits et grands construire leurs châteaux et barrages. Empli de cet ouvrage, de ses références, de cette vaste allégorie du geste désespéré de la littératur­e, je regardais mon neveu, quatre ans et demi. Il ne construisa­it pas de barrage, mais creusait des trous. Comme pour accueillir autrement la mer.

Olivier Renault

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Jean-Yves Jouannais (Ph. Jean-François Paga/Grasset)

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