Plus rien que les vagues et le vent
Dans la petite ville de Cannon Beach, tout au bout de l’Amérique, ils sont trois, Colter, Shannon et Harry Dean, et se retrouvent presque tous les soirs au Retour d’Ulysse. Ils sont empêtrés dans le désordre et la maladresse de leur vie amochée, faite de rencontres et d’abandons, d’énergies perdues et de difficultés financières, et reviennent par bribes sur des blessures encore vives. Ils brassent les histoires et additionnent les bières, dans une conscience flottante des limites étroites de leur condition. Le narrateur, un Français, peut-être lui aussi naufragé d’une histoire en fin de course, entre peu à peu dans ce cercle d’ombres qui s’imbriquent et interfèrent. Ce qui importe pour lui, c’est d’écouter et d’offrir à ces hommes la fragile preuve qu’ils existent encore. C’est aussi de reconstituer le puzzle de cette constellation de lambeaux de confidences et de leurres. Mais à trop vouloir « faire son trou » dans cette enclave, à trop vouloir jouer avec le feu de ces épanchements incisifs, il déclenchera une violence froide, méthodique, et l’exclusion douloureuse du cercle. Christine Montalbetti, avec une précision redoutable, un sens vertigineux de l’autopsie, tend ce roman comme un ressort. Elle y suspend des poids de plus en plus lourds et met rudement à l’épreuve son élasticité. Et ces poids sont ceux de ces griffes du passé auxquelles on ne peut pas échapper, de ces petits secrets livrés « à tâtons », de ce McCain, « seigneur local » et maître du jeu, qui mettra un terme à la partie, et surtout de l’océan qui, comme une « vieille bête nerveuse », ne renonce jamais à sa proie. C’est bien sûr un exercice remarquable, mais plus que cela, c’est une juste et belle leçon de traction, la base nécessaire de tout suspense.