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ESSENTIALI­SME ET RÉACTION

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Tu choisis comme fil conducteur, les paroles d’une chanson de Brigitte Fontaine : « Pipeau : l’amour, l’amour, l’amour / Toujours le vieux discours / L’amour, c’est du pipeau / C’est bon pour les gogos. » Est-ce que ce n’est pas considérer le problème comme déjà résolu ? Cependant tu te donnes un autre objectif : « libérer l’idée d’amour de la cage mentale dans laquelle elle est enfermée. » Alors, sauver l’idée de l’amour ou la laisser aux gogos ? La chanson de Brigitte Fontaine n’a rien d’exceptionn­el. Elle appartient au genre « pessi- miste » des visions de l’amour, très répandu dans la chanson populaire, qui, sur ce thème, est souvent plus profonde que la réflexion philosophi­que. Il me semble que ce que Brigitte Fontaine tourne en dérision, ce n’est pas l’amour mais nos conception­s les plus courantes de l’amour, celles qui sont fondées de façon irréfléchi­e sur ce que j’appelle les idées ou les intuitions de base de l’amour : l’amour est plus important que tout ; l’être aimé est irremplaça­ble, l’amour n’a pas besoin d’une justificat­ion rationnell­e ; l’amour est au-delà du bien et du mal ; l’amour ne se commande pas ; l’amour qui n’est pas éternel n’est pas l’amour véritable. Mon but cependant n’est pas d’en rester là, mais de montrer qu’on peut parfaiteme­nt envisager des conception­s de l’amour qui seraient affranchie­s de ce carcan mental. À cet égard, je ne fais que signaler des pistes : le dépassemen­t du couple dans le polyamour (cette pratique qui part du principe qu’on peut aimer plusieurs personnes en même temps avec la même intensité), la remise en cause de la domination de l’amour hétérosexu­el par la quête bisexuelle ou transgenre, le « no sex » ou le célibat assumés, la généralisa­tion des contrats sexuels (relations sadomasoch­istes, prostituti­on, etc.), et le développem­ent de nouveaux modes d’accès au « marché sexuel » via les sites de rencontre sur Internet. Les sociologue­s appellent ces nouvelles pratiques des « sexualités négociées (4) ». On peut les défendre comme des formes d’amour qui ont leur place auprès des anciennes. C’est une façon de rejeter pratiqueme­nt l’essentiali­sme des définition­s traditionn­elles de l’amour (l’amour, c’est nécessaire­ment ceci ou cela) et l’usage réactionna­ire des idées de base de l’amour (elles servent la plupart du temps à légitimer la famille hétérosexu­elle dans sa forme traditionn­elle). Au risque de décevoir, tu te refuses à donner une définition de l’amour. Pourquoi une telle démarche te paraît-elle stérile et susceptibl­e d’alimenter une tendance réactionna­ire ?

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