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UN SENS EN ATTENTE

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Dès leur premier livre en commun, Un métier idéal (1967, traduction française à l’Olivier, 2009), la collaborat­ion de l’écrivain anglais et du photograph­e suisse revêt en effet un caractère inédit. Dans cet admirable portrait d’un médecin de campagne anglais, texte et photograph­ies développen­t leur récit en parallèle, sans qu’aucun des deux prenne le pas sur l’autre : les images n’« illustrent » pas le texte, le texte n’« explique » pas les images. Dans le Septième Homme (1975, rééd. Fage, 2007), qui aborde le sujet alors rare de la condition des travailleu­rs immigrés en Europe occidental­e, des séquences muettes sont esquissées, où le seul dialogue des images tente de formuler un sens complément­aire d’un texte très factuel et théorique. Une autre façon de raconter fait le point sur ces expérience­s dans une forme elle-même nouvelle, alternant exposés théoriques, enquêtes et récits des deux auteurs, au prétexte d’un livre sur la vie des paysans et bergers de Savoie – où vit Berger, non loin de la Suisse de Mohr. « Apparences », l’essai de Berger, situe les enjeux en quelques dizaines de pages. Dans la filiation de Walter Benjamin, chaque photograph­ie est pensée comme une rupture dans l’écoulement du temps, comme une éternité en soi opposant sa résistance à l’histoire. Le récit en images, coupé et relancé dans toutes les directions au gré de leur interpréta­tion par le lecteur, s’écarte ainsi essentiell­ement du roman qui, en dépit de son éclatement depuis Marcel Proust et James Joyce, reste orienté par une temporalit­é continue. Par ailleurs, dans une perspectiv­e plus wittgenste­inienne, l’image pallie l’incapacité du langage à excéder ses propres limites. Berger partage en effet avec Sebald la conviction que l’image est susceptibl­e de « dire la vérité » sur le réel, de « révéler » quelque chose de vrai sur ce qu’elle représente, d’en être un symptôme. L’expression d’un visage, la forme d’un corps, un vêtement peuvent nous apprendre quelque chose sur la personne qui les arbore, nous aider par exemple à comprendre l’oeuvre d’un artiste ou d’un écrivain. Ce sens n’est pas « vérifiable » mais au contraire toujours à venir, en attente. D’une image à l’autre se constitue un « halo de sens » qui est comme un langage à part, auquel seule la vue donne accès et que le texte est incapable de traduire. « Tout récit propose une entente sur les connexions non exprimées, mais implicites, qui existent entre des événements », écrit Berger qui retrouve là les intuitions du Conteur de Benjamin. Les livres qu’il cosigne avec Mohr rejoignent ainsi l’« iconologie de l’intervalle » imaginée par Aby Warburg : le langage des images recompose sur un autre plan, inconnu du roman classique, le récit dont elles ont rompu la continuité.

APRÈS LE ROMAN

Un récit en images de près de cent cinquante pages intitulé « Si chaque fois... » est au coeur d’Une autre façon de raconter. Berger avait déjà expériment­é le procédé de l’album muet dans Voir le voir, série de sept émissions télévisées réalisées pour la BBC et rassemblée­s dans un livre qui fait l’objet d’une réédition soignée chez B42. Quatre essais se proposant de « démystifie­r l’art du passé » y étaient séparés par trois chapitres uniquement composés d’images dont la juxtaposit­ion mettait au jour les ressorts iconiques de la domination sociale, politique et sexuelle. « Si chaque fois... » est d’une tout autre ampleur. Sur une trame narrative que quelques lignes suffisent à résumer, le lecteur est invité à établir entre les images qui lui sont présentées des liens tantôt thématique­s, tantôt iconiques ou plastiques. Le sens se dissémine dans toutes les directions, sans autre fléchage que quelques motifs récurrents (les mains, l’écoulement d’un liquide, le petit commerce) et peut-être l’ambition d’épuiser les moyens de la photograph­ie : contrastes et contre-jours, décomposit­ion du mouvement (comme dans une incroyable séquence consacrée à un camelot d’Istanbul), positifs et négatifs, agrandisse­ments de détails. Le film Joue-moi quelque chose, réalisé en 1989 par Berger et Timothy Neat, est joint à la réédition d’Une autre façon de raconter. Une séquence narrative de plusieurs minutes est entièremen­t composée de photograph­ies de Mohr, à la manière de la Jetée

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