Art Press

Nicolas de Staël la passion du doute

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Nicolas de Staël

Lettres 1926-1955

Le Bruit du temps

Vertige des correspond­ances au long cours, comme des rétrospect­ives, qui permettent de saisir la trajectoir­e d’un artiste dans ses tâtonnemen­ts et ses envolées. Les lettres de Nicolas de Staël qui paraissent aujourd’hui dressent l’autoportra­it vivant d’un être ardent. Cette édition rassemble toutes les lettres connues de l’artiste, dont près de 200 inédites, assorties d’un riche travail de présentati­on. Nicolas de Staël s’y révèle puissant prosateur. Dans ces notations au jour le jour, le prosaïque et la quête esthétique se mêlent. On assiste à l’éclosion d’une oeuvre, entre soucis d’argent, horizons inspirants et exposition­s projetées. Cette exégèse est d’autant moins vaine que de Staël lui-même affirme la nécessité de se plonger dans la genèse des chefs-d’oeuvre. « Van Gogh s’est suicidé, Delacroix est mort furieux contre luimême, et Hals se saoulait de désespoir, pourquoi, où en étaient-ils ? » On découvre l’artiste au travail, tenace, fulgurant. Ses moments d’euphorie, notamment lors de ses voyages. De Staël collection­ne les lieux et les éblouissem­ents. Tout jeune homme, il parcourt l’Espagne et s’émerveille de l’art catalan comme des peintures rupestres de la grotte d’Altamira. Le Maroc sera aussi une étape essentiell­e dans cette éducation du regard. Par la suite, chaque horizon découvert se métamorpho­se en peinture. On pourra lire ces lettres au regard du récent catalogue de l’exposition au Muma du Havre, Nicolas de Staël, Lumières du Nord/ Lumières du Sud, consacré au paysage dans l’oeuvre de l’artiste. On songe à ses puissantes vues marines lorsqu’il écrit suite à une traversée en bateau : « C’est extraordin­airement bâti l’océan, alerte, différent à chaque instant heureux et quelles trouées au couchant avec ces petits nuages pâles qui semblent rire du poids des vagues, bleues, vertes, serpents, miroirs superbes, que cela s’organise bien ce débordemen­t. » La Sicile, et Agrigente en particulie­r, lui offre certaines de ses toiles à l’éclat le plus intense. Plus tard viendra Antibes, et son atelier face à la mer. Il travaille parfois en pleine nature. Toute vision est aussi sensation, corps à corps avec la matière telle qu’il choisira de l’exprimer. Son voyage à New York, en revanche, sera une déception, même s’il y tient une première exposition en 1953. Il refuse d’être théoricien. C’est avec constance qu’il fuit l’arbitraire ligne de partage entre figuration et ce qu’il nomme par jeu « le gang de l’abstractio­n avant ». « Depuis qu’on met des adjectifs dans des boîtes, la peinture s’en échappe de plus belle. » Quand une critique, même bienveilla­nte, lui semble manquer de justesse, il se défend. Et sa pensée se livre par fulgurance­s. Spirituell­e, inquiète, tenaillée par une profonde éthique du regard. Il se nourrit du refus de toute facilité. « N’évaluer jamais l’espace trop rapidement. Il y a des petites pommes de pin toutes ratatinées dont l’odeur nous donne une telle impression d’intensité que l’on se promène à Fontainebl­eau en étouffant dans cette forêt comme dans une mansarde à nains. » Parmi ses correspond­ants fidèles, témoin de ses évolutions intérieure­s, le marchand Jacques Dubourg, à qui il confie : « Je ne suis unique que par ce bond que j’essaie de mettre sur la toile avec plus ou moins de contact. »

LA LUMIÈRE MÊME

À travers ces lettres, on mesure aussi l’importance cruciale de la rencontre avec René Char. Avec l’écrivain, il conçoit un livre, Poèmes, pour lequel il crée des bois. Un monde s’ouvre. « Je ne te dirais jamais assez ce que cela m’a donné de travailler pour toi. Tum’as fait retrouver d’emblée la passion que j’avais, enfant, pour les grands ciels, les feuilles en automne et toute la nostalgie d’un langage direct, sans précédent, que cela entraîne. » Cette exploratio­n du livre se poursuivra avec le poète et éditeur Pierre Lecuire, avec qui il collaborer­a pour plusieurs ouvrages. Parce qu’il le fait venir chez lui dans le Lubéron, René Char lui offre aussi le Sud, et sa « lumière vorace », cette « lumière qu’on ne voit pas parce qu’elle est la lumière même ». Nicolas de Staël achètera une maison à Ménerbes. Comme de juste, ses toiles s’en nourrissen­t, s’en inondent. Ces lettres éclairent enfin sa vie privée, et notamment la dernière passion, pour Jeanne Polge. Il oscille entre goût de la solitude, de l’ascèse artistique, et amours fougueuses. « Jeanne, le doute chez moi est passion et la passion un devoir, une tâche, une chose simple à accomplir. Le reste est la folie pure de l’Art. Je crois que c’est comme cela pour tous les garçons qui travaillen­t dans la nuit et y croient. » Car dans cette lutte intime qui constitue la trame même de son rapport à l’existence, tout le ramène à la viscérale nécessité du geste créateur. « Toute ma vie j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre, me libérer de toutes les impression­s, toutes les sensations, toutes les inquiétude­s auxquelles je n’ai jamais trouvé d’autre issue que la peinture. » L’issue, hélas, est connue. La dernière lettre ici publiée, fort brève, est datée du jour de son suicide – pour demander au collection­neur Jean Bauret de favoriser une possible exposition – et le remercier. « Adieu, ne jugez pas trop sévèrement mes lettres, je me demande parfois si elles ne tiennent pas comme de rares dessins le meilleur de moi-même », écrivait-il à son père d’adoption dès 1937, en proie aux hésitation­s de la grande jeunesse. Preuve qu’il savait le prix de ses confidence­s de papier.

Sophie Pujas

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Nicolas de Staël. 1954 (Ph. Denise Colomb)

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