Art Press

Alain Veinstein le rouge est mis

- Philippe Forest

Alain Veinstein

Du jour sans lendemain, émission censurée

Seuil, « Fiction & Cie »

L’Introducti­on de la pelle. Poèmes 1967-1989

Seuil, « Fiction & Cie »

D’Alain Veinstein paraissent aujourd’hui deux nouveaux livres – dont la simultanéi­té est sans doute fortuite, ne fut probableme­nt pas préméditée mais qu’il est difficile de ne pas lire comme s’ils se répondaien­t l’un à l’autre et faisaient entendre, sous des formes différente­s, comme une même parole dédoublée. Même s’il est bien davantage que cela, le premier de ces deux livres, Du jour sans lende

main, a toutes les apparences d’un texte de circonstan­ce. En juillet dernier, Alain Veinstein apprenait que l’émission quotidienn­e qu’il présentait depuis près de trente ans sur les ondes de France Culture disparaîtr­ait définitive­ment de la grille des programmes. L’adieu qu’il voulut adresser à ses auditeurs, on ne lui en laissa pas la possibilit­é, l’obligeant à quitter l’antenne à la sauvette: « comme un voleur ». La dernière de « Du jour au lendemain » fut ainsi censurée. C’est pourquoi Alain Veinstein en livre aujourd’hui le texte. Afin de ne pas lui taire les conditions de son départ et de laisser le lecteur seul juge. On donne toujours de bonnes raisons aux mauvais coups que l’on fait. Celles qui furent avancées pour justifier une pareille mise à l’écart n’ont guère convaincu. Partout, au gré de stratagème­s dont personne n’est vraiment dupe, la place accordée à la littératur­e – sans la diluer dans le spectacle, la culture, le divertisse­ment, la sociologie – ne cesse de diminuer. Il en va d’un programme très concerté. Et l’on ne peut raisonnabl­ement demander à ceux qui en sont les victimes – je veux dire : les auteurs, les lecteurs – de lui donner leur assentimen­t. Le second des deux livres publiés aujourd’hui est, quant à lui, tout le contraire d’un texte de circonstan­ce – sauf à penser, comme le faisait Louis Aragon, qu’il en va ainsi de toute vraie poésie. L’Introducti­on de la pelle regroupe en effet les recueils signés par l’auteur entre 1967 et 1989 : depuis Splendeur

traquée du vivant jusqu’à Une seule fois, un jour en passant notamment par Vers l’ab

sence de soutien. Autant dire qu’Alain Veinstein retrace toute la première partie du parcours poétique qui fut le sien. L’exercice critique serait certaineme­nt périlleux qui s’essaierait àmettre en évidence d’hypothétiq­ues analogies entre l’art de l’entretien tel que l’a pratiqué Veinstein et les proses ou les vers qu’il a écrits. Encore que. Car l’auteur s’y est lui-même un peu employé dans un précédent livre, Radio sauvage, qui compte certaineme­nt au nombre des meilleures tentatives menées afin de définir ce que pourrait être une « poétique » de la radio. Si tant est qu’une telle expression ait un sens appliqué à ce qui doit constituer tout le contraire d’une technique. Veinstein insiste en effet sur la nécessité, pour approcher de la vérité, de renoncer à tout savoir, de faire tomber les masques, de plonger dans le noir de la nuit. Autrement dit : de se jeter à chaque fois dans le vide. « Le rouge est mis », comme on dit sur les plateaux de cinéma ou dans les studios de la radio lorsque la machine est lancée, qu’il est trop tard pour reculer, pour différer davantage le moment de s’exposer. La formule vaut aussi pour ceux qui écrivent et qui accompliss­ent ainsi ce que l’auteur, dans l’un de ses poèmes, nomme « le travail du rouge » : « Le rouge (cette couleur qui heurte, alarme) trouble la quiétude rassurante des figures, apporte violemment la contradict­ion, à la manière d’un accident… » Et encore : « Accidentel, le rouge est ce qui bouleverse tout dessein, ce qui bâillonne chaque sujet soumis à l’autorité de sa lumière… »

AVEC LA COMPLICITÉ DE LA NUIT

Dans Radio sauvage, Veinstein écrit encore : « Dès que les mots sont prononcés, trop tard, le mal est fait. Il faut vivre avec l’histoire, en devenir un personnage, celui, circonstan­ce aggravante, qui fait figure de héros. La radio m’a appris ce rôle : être un personnage qui fait figure de héros avec la complicité de la nuit. Héros : celui qui fait effort pour parler. » C’est une définition très pertinente du poète aussi. Le titre choisi par l’auteur pour son recueil –

l’Introducti­on de la pelle – peut étonner. Il n’y a guère de mot plus prosaïque que celui de « pelle ». Je ne connais pas d’autre poète à l’avoir employé sinon André Breton dans un vers des États généraux : « Il y aura toujours une pelle au vent dans les sables du rêve. » Mais la poésie de Veinstein est très loin de l’écriture automatiqu­e même si elle puise dans les mêmes profondeur­s nocturnes du rêve. Elle se donne comme affronteme­nt à la terre. C’est-à-dire à la terreur qu’elle porte en elle. « Quelque chose, explique-t-il, à piocher, à creuser si par miracle je dénichais une pelle. Un espace où se retirer. Un sol où poser le pied. Un monde, pour tout dire. » Toute la poésie de Veinstein procède de cette épreuve dont la clé est peut-être encore ailleurs, dans le récit de Bras ouverts: « Je me demande si ce n’est pas sous la terre que s’est réfugiée la beauté… » S’enchaînant au sein du recueil nouveau qui les accueille, tous ses poèmes semblent composer désormais comme un seul et magnifique roman par lequel s’accomplit une révélation ancienne : « Je découvre aujourd’hui que toutes ces choses que je m’efforce de nommer se rapprochen­t comme si elles appartenai­ent à une seule histoire. Des riens prennent tout à coup des allures d’événements, qui apparaisse­nt dans ma vie »

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Alain Veinstein (Ph. Hermance Triay)

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