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Gilles Tremblay oser l’écoute

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Robert Richard Éblouissem­ent. Gilles Tremblay et la musique contempora­ine

Nota bene

Avec Éblouissem­ent. Gilles Tremblay et la

musique contempora­ine, premier livre dédié à ce compositeu­r né en 1932, Robert Richard cherche à combler un vide : contrairem­ent aux grandes figures de la peinture ou de la littératur­e du Québec, les pionniers de la musique contempora­ine demeurent pratiqueme­nt inconnus du public québécois. Il ne s’agit ni d’une biographie ni d’une analyse universita­ire. Richard avoue d’emblée la portée performati­ve de son écriture, qui se veut avant tout écoute: il s’agit pour lui « d’habiter l’oeuvre de Gilles Tremblay, d’en saisir la poussée intérieure, voire d’imiter cette poussée intérieure ». Deux grandes postures philosophi­ques nourrissen­t la démarche théorique du livre. Telle qu’elle s’intéresse moins à la peinture qu’à la

vision, l’esthétique phénoménol­ogique de Maurice Merleau-Ponty transmet d’abord une approche de la musique davantage fondée sur l’ouïe que sur le son. Richard annonce par ailleurs être à la recherche de la « consistant­e signifiant­e de l’oeuvre de Tremblay » : être à l’écoute et interpréte­r l’écriture musicale, cela revient à restituer son « contenu de vérité » ; le recours à la pensée critique d’Adorno et à sa conception de l’autonomie de l’art vient aussi baliser le parcours de Richard. Préoccupé par le décalage intervenan­t entre l’esthétique de la musique contempora­ine et l’idéologie consuméris­te inhérente à l’industrie musicale populaire, Richard expose de quelle manière l’écriture de Tremblay résiste au glissement vers l’écoute passive en se présentant comme un « acte de connaissan­ce ». D’inspiratio­n adornienne, la « dimension critique » dont parle Richard « se trouve intimement liée à la portée utopique de l’oeuvre », c’est-à-dire au désir de ce qui pourrait être. Contre l’industrie culturelle de masse, qui tend à présenter le monde dans lequel nous vivons comme étant déjà achevé selon la meilleure réalisatio­n possible, la « portée politique » de l’oeuvre de Tremblay se dévoile dans le sens de celle que Richard a, dans ses ouvrages précédents, su prendre en charge à travers l’interrogat­ion de quelques figures majeures de la modernité. Cette portée politique concerne la présence sacrée du nom de Dieu, transcenda­nce sur laquelle les collecti- vités occidental­es se sont historique­ment fondées afin d’ancrer le lien social hors des contingenc­es du monde empirique.

LE POINT D’INOUÏ

Développan­t la portée de cette résistance avec l’apport de la phénoménol­ogie, Richard saisit la « puissance jubilatoir­e » de l’oeuvre de Tremblay dans la propension du compositeu­r à se tourner « vers ce qui est extérieur à lui ». Son esthétique est cernée comme manifestat­ion d’un « rapport à l’inaudible » s’incarnant à même « la matérialit­é des sons et des silences » : l’organisati­on du matériau sonore fait plonger l’écoute dans le monde « jusqu’en son point d’inouï », transporta­nt l’auditeur vers « un lieu ou zone hors entendemen­t », qui se donne pourtant comme « cause du monde visible et du monde audible ». Alors qu’il articule la dialectiqu­e qui préside au rapport entre « sons » et « envers des sons », Richard traite de la matérialit­é sonore en fonction d’exemples concrets, issus notamment de Phases (1956), Réseaux (1958) et Oralléluia­nts (1975). Extraits de partitions à l’appui, cette rigoureuse investigat­ion éclaire l’hypothèse d’une tension de la musique vers sa propre extériorit­é, suivant ce que Richard nomme « pulsion de l’hétérogène ». Si chez Tremblay la matière sonore est avant tout sollicitée en tant qu’événement acoustique, sa compositio­n se tend vers ce qui dépasse le monde phénoménal, « l’envers des sons étant Dieu, Verbe et Nom divin ». Richard transpose vers l’ouïe la métaphore de la tache aveugle comprise comme « sens du retrait du sens » : il propose l’image vertigineu­se d’une oreille tendue au-dessus d’un « gouffre », vérité intime de l’activité sonore que l’auditeur doit affronter, au même titre que l’inconscien­t doit être éprouvé en tant que « chair intime du conscient ». Invitant à « Oser l’écoute », la conclusion du livre offre d’éclairante­s précisions sur le langage de Tremblay, notamment au niveau de sa « grammaire rythmique ». Aux côtés d’une considérat­ion touchant la sélection des oeuvres abordées, ces aspects techniques auraient peut-être eu avantage à être exposés plus tôt ; Richard s’en sert cependant d’habile manière, afin de finir d’ancrer son approche dans la matière concrète de l’univers sonore de Tremblay. On pourra reprocher à cet ouvrage un ton frôlant par moments l’exaltation, car manifestem­ent déterminé par un vivant désir d’affermir la position de la figure de Tremblay sur l’échiquier culturel québécois. De plus, le caractère glissant des concepts sollicités donne parfois l’impression que l’analyse pourrait s’appliquer à d’autres compositeu­rs intimement préoccupés par la transcenda­nce, à commencer par Olivier Messiaen et Claude Vivier, avec qui Tremblay semble partager une commune tension vers l’inouï. Mais ce n’est possibleme­nt qu’à travers ses partis pris qu’Éblouissem­ent renouvelle le tour de force que Richard avait déjà réalisé à propos d’Hubert Aquin : formuler la double portée politique et sacrée d’une oeuvre, et ce sans récupérer un arsenal théorique déterminé à l’avance, mais en sollicitan­t diverses lignées de pensées permettant d’en éclairer la « consistant­e signifiant­e ».

Dominic Marion

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Gilles Tremblay

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