Art Press

Wang Bing plan d’urgence

- Félix Rehm

Wang Bing

Alors, la Chine Entretien avec Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi Les Prairies ordinaires

En 2001, au Forum de la Berlinale, un cinéaste chinois alors inconnu, Wang Bing, présentait une première version d’À l’ouest

des rails, fresque d’une durée finale de neuf heures sur le démantèlem­ent d’une zone industriel­le du nord-est de la Chine. Le film, dont l’imposante structure est impensable sans la technologi­e numérique, est d’emblée considéré comme un tournant dans l’histoire du cinéma. Soutenu depuis par des festivals, des maisons de production européenne­s, des galeries, Wang a réalisé trois court-métrages, quatre long-métrages et quatre films pour des installati­ons. Épuisé par une maladie contractée lors d’un tournage, le cinéaste de 37 ans réalise encore un autre film ‘Til Madness Do

Us Part (sortie le 11 mars 2015), avant de s’arrêter plusieurs mois. Cette pause a permis à Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi de revenir avec lui sur son oeuvre déjà considérab­le. Contraint au repos, Wang n’en demeure pas moins un homme pressé. Burdeau et Renzi attaquent donc d’entrée de jeu. À la quatrième page d’Alors, la Chine, les critiques évoquent un court-métrage inédit, Père et Fils, dans lequel le cinéaste chinois dresse le portrait du quotidien d’un mouleur de pierres et de ses enfants. Ils interrogen­t alors Wang sur les critères qui l’ont poussé à se concentrer sur cette famille précise. Son choix n’a pu être uniquement motivé par l’observatio­n de leur situation matérielle déplorable, commune à d’autres Chinois. Circonscri­te en apparence, la question en cache une seconde plus vaste : comment le cinéaste choisit-il ses sujets ? Wang formule une réponse définitive. S’il a choisi de filmer ces individus, c’est précisémen­t pour « leurs conditions de vie, […] il faut montrer les problèmes de la Chine contempora­ine, l’hypocrisie de ce système où la croissance économique cache un appauvriss­ement matériel et spirituel qui touche desmillion­s de personnes ». Ce manifeste informe peu, mais il renseigne sur l’urgence qui meut le cinéaste. En Chine, le choix d’un sujet est toujours déjà trouvé ; la question à traiter n’est donc pas de savoir sur quoi arrêter son regard, mais comment l’arrêter.

LE NOYAU DE VÉRITÉ

Les sujets des films de Wang sont des classiques du documentai­re: des usines, un hôpital psychiatri­que, des paysans marginalis­és. Le cinéaste ne va pas chercher loin car la catastroph­e sociale qu’il désire filmer se rend visible à chaque coin de rue. Étudiant aux Beaux-Arts de Lu Xun, il découvre, à quelques kilomètres, les usines d’À l’ouest des rails; durant le montage de ce film, il tombe par hasard sur un hôpital psychiatri­que à Pékin, qui lui donnera l’idée de ‘Til Madness Do Us Part ; alors qu’il prépare une adaptation (non réalisée) d’Histoire de Dieu de Xunshi Xiang, il rencontre

les Trois Soeurs du Yunnan; il s’accorde une pause pendant le tournage du Fossé et fait la connaissan­ce de l’Homme sans nom. Son choix arrêté, commence pour le cinéaste une phase de repérages, de recherches, afin de délimiter le champ d’action du tournage. Wang décrit précisémen­t ces étapes, prépondéra­ntes dans sa méthode de travail. Celle-ci est exposée en peu de mots: « Lorsqu’on s’apprête à prendre une photo et qu’on regarde l’apparence du monde, on doit s’efforcer de regarder attentivem­ent un objet concret. Au bout d’un moment ce n’est plus la surface de l’objet qu’on voit, mais l’intérieur de son image, son noyau. » Le caractère platonicie­n de ce « système visuel » surprend, d’autant qu’il est souligné par la mention d’Andreï Tarkovski, le seul cinéaste dont Wang affirme se sentir proche. Le Chinois ouvre certes, par son regard, des galeries dans les lieux qu’il investit : les couloirs du site industriel, la passerelle de l’hôpital psychiatri­que, la terre du Yunnan, le désert de Gobi ( le Fossé, l’Homme sans nom). Toutefois, sa conception de l’image semble l’antithèse de celle de Tarkovski : ce dernier concentre le sens dans chacun de ses plans, tandis que Wang élabore des structures dans lesquelles les séquences sont solidaires. Il faut, en réalité, mettre en perspectiv­e son système visuel avec sa déclaratio­n liminaire. Les films de Wang reposent sur une tension entre l’urgence de filmer, le plus possible, et la nécessité de creuser, au même endroit, pour atteindre le « noyau » de vérité qu’une terre, qu’un mur, qu’un visage recèlent. Pour mener à bien son entreprise de descriptio­n de la Chine, le cinéaste se trouve en permanence confronté à la même question : vaut-il mieux continuer à explorer cette salle de repos, cette chambre de malades, cette pièce à vivre ou suivre le mouvement lorsqu’un personnage sort du champ ? Le noyau de son film se dévoilera-t-il à force de creuser ou est-il ailleurs, juste à proximité ? Les moments où Wang choisit de tout laisser sur place, pour engager une course en caméra portée sont ceux qui restent le plus en mémoire. Wang veut tout montrer d’un pays, où l’on ne peut aller partout, où l’on ne peut parler à tout le monde. Lorsqu’un documentar­iste hanté par l’exhaustif comme l’est également Frederick Wiseman entreprend un projet de film, il peut faire ses additions au préalable (une institutio­n, c’est le directeur + les cadres + les ouvriers + les femmes de ménage), Wang, en revanche, n’est jamais sûr de pouvoir continuer à tourner : il doit faire ses comptes sur place. Combien de plans faut-il pour dessiner la carte d’un pays ? La réponse se trouve dans Alors,

la Chine, manuel, de géographie, d’arithmétiq­ue, d’esthétique.

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Wang Bing

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