Art Press

INSTITUTIO­NNEL ?

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On peut néanmoins considérer que la rétrospect­ive organisée par Varnedoe en 1995 a mis à mal Johns et sa réputation plus qu’elle ne les a servis. C’est surtout parce qu’à la suite de la première exposition, mal calculée mais artistique­ment riche, de Varnedoe en tant que conservate­ur en chef du départemen­t de peinture et de sculpture au MoMA, High and Low: Modern Art and Popular Culture (1990), les critiques s’en donnèrent à coeur joie dans la stigmatisa­tion de l’historien de l’art prodige devenu commissair­e. De sorte que, parmi des milieux très divers, tout ce qu’il était susceptibl­e de tenter était voué dès le départ à être taxé « d’institutio­nnel ». Y compris, et peut-être surtout, quand il essayait d’explorer de nouveaux horizons. Johns était donc dans la ligne de mire de ceux qui visaient le conservate­ur de musée ; d’autant plus qu’il représenta­it lui-même une cible de choix. Durant la dernière décennie du 20e siècle, Johns était en effet devenu l’artiste américain le plus fêté, celui qui bénéficiai­t des cotes les plus élevées et du meilleur réseau institutio­nnel : ce qui ne faisait qu’empirer les choses, provoquant une réaction négative avant même que l’exposition n’ouvre ses portes. Par conséquent, pour la première fois depuis des dizaines d’années, la réception du travail de Johns vacilla parmi les faiseurs de goût mainstream, tandis que plusieurs écrivains influents éreintèren­t l’artiste sous couvert d’éloges, alors même que les éternels grincheux et les nouveaux sceptiques profitaien­t allègremen­t de l’indécision des autres en proclamant haut et fort leur impatience vis-à-vis de ce qu’ils considérai­ent comme le culte johnsien. L’habitude de Johns de répondre aux questions par un mutisme et une hilarité propres à John Cage, ou par des proclamati­ons hermétique­s, ne fit que confirmer les soupçons de ses détracteur­s : il s’était bel et bien retiré dans son propre monde. Mais des observateu­rs plus perspicace­s auraient pu se poser la question suivante : Et pourquoi pas ? Les artistes doivent-ils répondre à toutes les questions sérieuseme­nt, divulguer tous leurs secrets ?

DE L’ATELIER AU MUSÉE

Eu égard à un tel contexte, il est révélateur que, pour sa présentati­on la plus récente au MoMA, Johns n’en ait pas moins choisi de revenir sur les lieux mêmes qui étaient censés constituer une apothéose décisive, mais qui s’est révélée la rétrospect­ive la plus houleuse et la plus décevante de sa carrière en termes de critique d’art. Et pour aggraver les risques, ajoutons le fait que le nouveau travail de Johns a efficaceme­nt circonvenu le système commercial des galeries, en arrivant tout droit de l’atelier au musée, presque sans crier gare, et avec un minimum de tambours et trompettes. Que l’exposition ait été installée dans une salle du départemen­t des dessins, au plafond bas et en retrait des espaces principaux réservés à l’art contempora­in, renforçait un peu plus l’impression qu’il s’agissait d’un retour par la petite porte. D’autant plus que la concurrenc­e dans les salles du MoMA était conséquent­e et, dans l’ensemble, très sérieuse. La rétrospect­ive étalée mais bâclée de Sigmar Polke le polymathe occupait une vaste surface adjacente à la salle Johns ; tandis qu’à l’étage habituelle­ment dédié aux exposition­s temporaire­s, la rétrospect­ive quasiment parfaite de Lygia Clark, peintre, sculpteur et pionnière de la performanc­e, ainsi que l’élégante installati­on du photoconce­ptualiste californie­n Christophe­r Williams défendaien­t collective­ment et efficaceme­nt les tendances post-johnsienne­s et non new-yorkaises, attirant en retour l’attention sur la position de Johns en tant que « vieux maître » des médiums traditionn­els : le dessin, l’eau-forte et la peinture de chevalet. Il est tout aussi révélateur que le MacGuffin (terme qu’employait Alfred Hitchcock pour faire référence au « truc » souvent arbitraire ou inexplicab­le sur lequel reposent les films policiers) choisi comme pivot du dernier corpus d’oeuvres soit une photograph­ie de Lucian Freud, peintre de la très conservatr­ice School of London. Une telle focalisati­on accrédite le sentiment que l’oeuvre se ressource explicitem­ent à l’eau d’une époque passée lorsqu’elle essaie de recharger les batteries de « l’ancien-moderne ». La photograph­ie de Freud en question a été prise, dans sa jeunesse, par l’un des amants « louches » de Francis Bacon, John Deakin, et reflète l’attirance de Bacon pour les clochards à l’ancienne : le pantalon et la chemise larges de son sujet (lequel pose sur un lit chiffonné au cadre d’acier dans une chambre jonchée de papiers) sont la marque par excellence du vêtement de bohème; de ses longs doigts, Freud passe la main dans ses longs cheveux ébouriffés ; il baisse le visage et se détourne de l’objectif en un geste qui véhicule une angoisse existentie­lle typique de l’après-guerre.

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