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UN DROIT DE DIRE

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Dans « La maison », il y a bien sûr la présence de la femme, d’abord elle, Marguerite, mais aussi toutes les femmes, toutes les femmes depuis des millénaire­s. Les choses qu’elles ont eu à faire, à régler, et les choses à penser. Il y a le temps du foyer qui les empêche de sortir du rôle d’épouse et de mère. Un temps tellement rempli qu’il leur interdit d’être à l’égal des hommes et, comme eux, d’entreprend­re, de préserver leur intimité, d’écrire. Marguerite Duras se veut tout entière du côté des femmes, solidaire de leurs luttes, mais pas dans l’esprit de certains courants féministes actuels qui cherchent à nier la différenci­ation sexuelle. Elle ne se retrouvera­it probableme­nt pas plus aujourd’hui dans l’agitation des Femen. Un livre l’a beaucoup impression­née, la Sorcière de Jules Michelet. Elle endosse toute l’histoire des femmes, de toutes les femmes. Celles de son temps, notamment. « Nous sommes faites de froid, de peur, de désir. On nous brûlait. On nous tue encore au Koweït et dans les campagnes d’Arabie. » Elle brosse une histoire de leurs soumission­s, de leurs humiliatio­ns, sans pour autant en rendre responsabl­es les seuls hommes mais en considéran­t néanmoins la femme comme la véritable héroïne, la seule vraiment libre, et supérieure aux hommes finalement. « On me dit tout le temps : Vous exagérez. Vous croyez que c’est le mot ? Vous dites idéalisati­on, que j’idéalisera­is la femme? C’est possible. Qui le dit ? Ça ne lui fait pas de mal à la femme qu’on l’idéalise. » Dans « Les hommes », elle s’en prend à un point de vue sur l’homosexual­ité qui était encore largement en cours dans les années 1980. Non seulement elle affirme qu’elle n’est en rien une anormalité mais elle soutient non sans provocatio­n que « tous les hommes sont des homosexuel­s », même si le plus grand nombre ne le sait pas. Elle voit dans la relation entre l’homme et la femme le lieu où se déploie un large imaginaire, et, de façon paradoxale, elle considère que le rapport de supériorit­é, de domination que l’homme a entretenu sur elle pendant des siècles a été pour elle une grande chance. C’est ainsi que les femmes ont été amenées à écrire. « Dans cette position de retrait, d’opprimée, la parole est beaucoup plus débridée, plus générale parce qu’elle reste dans la matérialit­é de la vie. Cette parole est plus ancienne. […] C’est la femme qui est jeune, fraîche. Elle ne savait pas. » Marguerite Duras nous dit qu’elle écrit depuis ça, depuis ce lieu et cette façon d’être au monde. Depuis la vie matérielle. Elle le redira quelques années plus tard dans Écrire : « Mes livres sortent de cette maison. » Elle parlera même d’« un droit de dire totalement ignoré des femmes ». Peut-être ce « droit de dire » répond-il à ce qu’elle appelle « la parole chanceuse » dans la Vie matérielle, lorsqu’elle raconte comment sa réussite à des examens oraux l’a aidée à se libérer de la peur et des humiliatio­ns subies par sa mère, de la pauvreté, de sa pénible condition. « Quand ça vous est arrivé une fois, de dominer la parole, d’emporter la salle avec vous, ça vous arrive tout le temps ensuite. […] ça déborde un peu sur le meurtre de celui qui vient vous juger. » L’écriture, pour Marguerite Duras ? Un simple outil, une pratique qui l’aide à traquer tout le réel, dans le moindre de ses détails, y compris les plus prosaïques. « Parler comme parler. C’est-à-dire : à partir de n’importe quoi, un chien écrasé, remettre en route l’imaginaire de l’homme, de sa lecture créatrice de l’univers, cet étrange génie, si répandu, cela à partir d’un chien écrasé. » Tout est récit, image, transposit­ion, anecdote et histoire méritant d’être racontée. Ainsi, à partir d’un steak, on peut parler de notre émancipati­on du regard des autres. Comme dans « Le dernier client de la nuit » , de l’homme dont on jouit, c’est outre le sexe et la mort, l’humiliatio­n de la fille par la mère qui est évoquée. Dans « Des animaux », voici une ourse comme une femme régnant sur son foyer. Autre thème traité : l’alcoolisme, son alcoolisme, comment le comprendre, voire le magnifier ? « L’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers, le balancemen­t des planètes, leur rotation imperturba­ble dans l’espace, leur silencieus­e indifféren­ce à l’endroit de votre douleur. »

LE LIEU DE TOUS LES POSSIBLES

Tout est récit, même le silence. Marguerite Duras, les silences, elle les scrute, ceux qu’elle crée quand elle écrit ou parle, ceux qu’elle détecte chez les autres pour les faire parler. Par exemple, dans « La femme de Walesa », c’est l’image d‘une femme qui n’a pas été montrée par les journalist­es de la télévision et que seul Jean-Luc Godard a vue. Dans « Le coupeur d’eau », ce sont quelques mots qui ont été dits mais auxquels personne n’a prêté attention, et qu’on ignorera toujours. Dans « Cabourg », c’est le vol d’un cerf-volant qu’il faut scruter, comme un signe, pour comprendre l’histoire d’un enfant. Dans « Le bloc noir », ce sont toutes les femmes de ses livres qui « découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire d’un certain oubli d’elles-mêmes ». Dans « Les forêts de Racine », c’est le silence de sa mère, sa même faculté de s’oublier que Marguerite Duras scrute depuis l’enfance. « Si on sait que Van Gogh participe du divin, comme Matisse, Nicolas de Staël, Monet, c’est à cause de l’enfance qu’on a traversée qu’on le sait, cette scrutation inlassable d’une profondeur vertigineu­se qu’on opère sur notre mère. […] Il faut beaucoup le chercher pour le trouver dans l’écrit, je l’ai trouvé : le vent du divin souffle dans les forêts de Racine. […] C’est la musique qui parle. » La Vie matérielle est le récit d’une longue traversée, celle qui se déroule entre savoir et ignorance, prosaïsme et merveilleu­x, parole et silence, celle qui, comme l’ensemble de son oeuvre, fait de la littératur­e le lieu de tous les possibles et du doute le plus profond, celle qui va du coq à Dieu.

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