Hopper, lumière d’absence
Circé Théoricien du cinéma, photographe, auteur de livres sur l’art, Youssef Ishaghpour avait de bonnes raisons de s’intéresser à Edward Hopper, peintre d’images à une époque où le monde et l’image du monde sont déterminés par la photographie et le cinéma. L’incidence sur l’oeuvre du peintre des images de reproduction – celles de la photographie et surtout du cinéma, capable de commuer la réalité en apparition magique – est au coeur de cet essai. Car Hopper et Hollywood ont une matrice commune: l’Amérique des années 1920. De sorte que, devant le travail de l’artiste, l’effet de « reconnaissance » des Américains est immédiat, tandis que le reste de l’humanité y retrouve l’Amérique qu’elle a vue au cinéma. Toutefois, contrairement au cinéma, art du temps, Hopper peint un présent interminable, un monde à l’arrêt, lourd d’inaccompli. Ses figures sont empreintes d’une qualité d’absence, de mystère, aux antipodes du rêve américain. Mûries dans la proximité de l’expérience existentielle du 20 siècle (déréliction, solitude…), elles semblent en attente du mot qui les sortirait du sommeil, paralysées par une expérience intérieure de dépossession de soi. On a évoqué à leur propos le cinéma d’Antonioni, où se retrouve le même sentiment de perte d’évidence, d’éclipse, de désert. Ainsi, tout en demeurant attaché à une narration rejetée par les Modernes, ce « conservateur saisi par la modernité » atteint une forme d’irréalité qui, renforcée par une construction rigoureuse du tableau, la suppression des détails et l’élaboration d’une véritable architectonique de la lumière, confine à l’abstraction. Son oeuvre trahit le manque et le comble en se réalisant comme oeuvre. La banalité y devient question – image immobile « au seuil du temps ».