La photographie
Dominique Baqué
Au sein d’un Mois de photo particulièrement riche cette année malgré une catégorisation quelque peu discutable, de très nombreuses expositions requéraient l’attention. En toute subjectivité, j’ai donc choisi de mettre en lumière quelques-uns des plus talentueux des jeunes artistes. Avec Je suis pas mort, je suis là, Laëtitia Tura, en collaboration avec Hélène Crouzillat, construit un travail photographique sur les migrants, les frontières, les mécanismes de survie et les politiques de répression dont je voudrais ici souligner la profondeur de « champ » – plus de cinq ans d’enquête – et d’humanisme authentique, sans nul misérabilisme. Partie d’un travail documentaire dialectisant paroles de migrants subsahariens et des photographies prises au Maroc, sur les territoires de transit, près du mur/frontière de Melilla, en Tunisie enfin, Tura en vient à se poser la question majeure de la disparition : qu’advient-il d’un sujet, aussi anonyme et « perdu » par la communauté soit-il, dont on ne retrouve jamais le corps ? Assassiné puis enseveli clandestinement ? Au fil de sa courageuse enquête, Tura comprend que ces « disparitions » si nombreuses ne sont pas seulement dues aux multiples dangers que rencontre tout migrant en rêve d’Europe, mais bien à des assassinats commandités par les autorités locales. Un saisissant triptyque photographié en Tunisie présente ainsi un bateau échoué sur une plage à Zarzis : un filet de pêche à la désespérante beauté des plissés et drapés ; de nombreux corps ayant été ramenés sur les côtes ; une fosse commune, enfin, où n’ont été enterrés bien avant la chute de Ben Ali que des corps… noirs. Terre porteuse de douleurs et de secrets… Alors, pour ceux qui ne resteront que des ombres, Tura photographie les abris de fortune – dits tranquilos – sous le soleil cru, la végétation sèche et hostile, la grille de Melilla où, ironiquement, la guardia civil a installé de petits abreuvoirs pour… les oiseaux, les guérites de contrôle, selon un choix esthétique qui n’est jamais démonstratif et dont le pouvoir dénonciateur n’en est que plus fort. Images de tombes aussi, désolation de ces sépultures aux plaques délabrées, aux croix affaissées, sans noms, répertoriées dans tout le Maroc, auxquelles l’artiste a opposé son Monument : hommage symbolique et reconnaissance, par l’image et le texte, de ces quelques-uns dont elle a retrouvé le nom, des bribes d’existence, et la date de la mort. Le Monument rend ainsi sa dignité à ces migrants de la misère et de la désespérance dont personne ne veut, ni chez eux, ni dans cette Europe dont ils ont fait leur impossible rêve. Autre modalité du voyage : le roadmovie, figure obligée de la culture américaine d’un jeune photographe américain, Mike Brodie, qui restitue quatre années de voyages avec Period of Juvenile Prosperity. Entre trains, autoroutes, entrepôts désaffectés et squats de fortune, Brodie invente une photographie de l’errance au nom de la liberté, au chromatisme sourd, à la spontanéité revendiquée : sac à dos pour seule possession, il parcourt les routes américaines pendant une décennie et rencontre ses doubles, ces hobos qui brandissent leur saleté en étendard, ne font rien si ce n’est se déplacer, rêver peut-être, dormir souvent, alanguis dans ce sac de couchage qui est comme le rempart contre la violence de la rue. Ils attendent, sans fin, se rencontrent,
ACRÉPUSCULAIRE DRAMATURGIE
En écho à ce voyage que réinvestissent sans cesse les Américains, Matt Wilson interroge This Place Called Home : à rebours du grand format qui signe une certaine appartenance à l’art contemporain, Wilson expose une myriade de petits formats à la pellicule usée, très picturaux, tous baignés d’une lumière déclinante, opalescente. Et loin de la grande Amérique triomphante, l’artiste ne retient que les motels miteux, les paysages vernaculaires et les petites villes étouffantes, les champs, les fermes, les ponts, les cabanes, s’appropriant sur un mode mélancolique les « mythologies », au sens barthésien, d’une Amérique sans fards. Mais partout, en Europe, en Grande-Bretagne, en Pologne, surgissent des enfants : la plupart saisis dans la douce lumière tremblée du soleil couchant, ils offrent la spontanéité de leurs jeux et de leur sourire. C’est à Cuba, sans doute, que l’esthétique de Wilson trouve son accomplissement, dans la crépusculaire dramaturgie des sublimes bâtiments en déliquescence de La Havane, la nuit, dans ces gestes élégants surpris dans le quotidien le plus modeste : la cambrure de prostituées, un homme qui s’enivre de cigarettes, une jeune fille au visage de biche accoudée à un bar. Autres esthétiques, autres mondes, loin du voyage, chez Magali Lambert et Éric Aupol, qui scénographient avec maîtrise et préciosité – sans la péjoration du terme – la splendide théâtralité de leurs images.