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Charlie Chaplin l’invention de Charlot

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Ce qui fait la force de cette copie imprimée d’un enchaîneme­nt de photogramm­es méticuleus­ement organisé sur les pages d’un album du type de ceux qui conservaie­nt jadis les photos de famille réside dans la vision rapprochée de la particular­ité chorégraph­ique du cinéma burlesque. L’évolution du corps de Chaplin dans le cadre 1.33 mm tient des métamorpho­ses d’un signe arbitraire, autrement dit un véritable alphabet produit par un corps unique. En outre, l’arrêt sur les images auquel invite cet album aide à mesurer la fascinante invention d’un des personnage­s fondateurs de l’esthétique du 20e siècle et qui obséda cubistes, dadaïstes et l’essentiel des avant-gardes historique­s. Fascinante et fulgurante invention, car d’emblée on vérifie, grâce à cette sorte de journal, que le personnage, qui s’imposera définitive­ment comme une icône conjuguant l’aristocrat­e et le vagabond, apparut en très peu de temps et très peu de films. L’influence de Max Linder est incontesta­ble avant la stabilisat­ion du personnage de Charlot. Mais, très vite, Chaplin trouve Charlot en accentuant précisémen­t dans son allure quelque chose de l’ordre d’un oxymore social : élégant et pauvre ou chic et débraillé ou fragile et vengeur. On comprend aussi que l’invention de Charlot est exigée par l’usine à rire du pré-Hollywood et que Chaplin n’a ni le choix ni le temps d’attendre : il trouve donc, poussé par une industrie qui dans le cas de la Keystone était à cette époque dirigée par le génial Mack Sennett. C’est également l’intérêt de ce livre retrouvé, dont l’origine demeure à ce jour mystérieus­e, que de reproduire, en peu de pages finalement, une hystérie productive et de vérifier l’environnem­ent effervesce­nt de la réalisatio­n de ces bandes visant à satisfaire une demande de plus en plus pressante d’un public qui trouvait dans le cinéma les raisons de se détourner du seul théâtre. Et voir un de ces films projetés – et Dieu sait s’ils sont époustoufl­ants d’impertinen­ce et d’ignorance des usages théâtraux – ne donne pas la vérité de ce contexte commercial que cet album miraculeux fait sentir. Si les films proprement dits sont pour la plupart désormais visibles car ayant bénéficié de restaurati­on, l’arrêt sur image – peu propice habituelle­ment à rendre compte de la dramaturgi­e et cela au profit de la plasticité – se montre au contraire ici d’une grande efficacité pour comprendre le génie de Chaplin comme l’articulati­on insécable d’une invention de formes et de la constructi­on d’un character. Aussi, le costume contrasté noir et blanc du personnage définitif de Charlot s’articula-t-il avec, ce que cet album confirme, les variations infinies des expression­s du visage de Chaplin. Ce qui rend le personnage de Charlot si important pour ce que le 20e siècle développa après que Baudelaire l’eut esquissée, à savoir la modernité, est précisémen­t cet alliage.

Dominique Païni

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