Maurice Blanchot espaces ouverts
Éric Hoppenot et Dominique Rabaté (dir.) Blanchot L’Herne, « Cahiers »
Plus de dix ans après la disparition de l’auteur de l’Espace littéraire – et après une première tentative inaboutie en 1984, à l’initiative de Jean-Luc Nancy et Philippe LacoueLabarthe – Éric Hoppenot et Dominique Rabaté, qui ont coordonné ce remarquable Cahier de l’Herne, l’affirment : on peut aujourd’hui lire Maurice Blanchot comme les autres écrivains, l’éloigner de l’abstraction et de l’effacement qui l’ont si longtemps défini et limité et lui redonner passion, sentiments, vie (jusqu’à l’ordinaire : on apprend que Blanchot adorait téléphoner, d’où le manque de précieuses archives…). C’est un Blanchot pluriel, libre, au parcours plein de mouvements, de silences, d’engagements, de refus que nous donne à « voir » ce Cahier, loin du fantôme adulé pendant des années par une sorte de secte étrange. Il s’agit d’en finir avec la vénération comme avec le rejet, stériles tous les deux, et tenter de comprendre pourquoi Blanchot a joué ce rôle déterminant de lecteur-critique, celui de compagnon, d’ami des philosophes – d’Emmanuel Levinas évidemment, « la plus grande rencontre de ma vie », ne cessait-il de répéter, le seul ami qu’il tutoyait (« un pacte ») –, d’auteur de récits qu’on a qualifiés d’« oeuvres d’art » et d’engagé, à l’extrême droite dans sa jeunesse, contre de Gaulle en 1958, contre la guerre d’Algérie (le Manifeste des 121), vivant Mai 68 dans l’incandescence et la radicalité… Les textes de près de cinquante contributeurs, de tous les horizons et de tous les âges – de Georges Bataille à Tanguy Viel – composent cet ouvrage volumineux, qui comprend également des lettres, des textes critiques et politiques et des photographies, portraits d’un Blanchot souriant… Sa volonté d’écrivain de ne pas montrer son visage, à laquelle on a donné une importance démesurée – aurait-on oublié la phrase de Michel Foucault: « J’écris pour ne plus avoir de visage » ? – est bien plus qu’un caprice ou qu’une posture, et c’est du côté de la question du « voir », de « la distance », du « miroir » (lire le texte passionnant de Kai Gohara sur la réception de Blanchot au Japon) qu’il faut se tourner pour comprendre ce « refus ». On rappellera ici, comme « piste de réflexion », que Giacometti – « artiste qui sculpte la distance » – est le seul plasticien auquel Blanchot ait consacré quelques lignes, dans l’Amitié.
COMPAGNE CLANDESTINE
Revenons à ce Cahier, où l’on circule à sa guise, dont la structure est parfaitement adaptée à la complexité de la vie et de l’oeuvre de Blanchot, déclinées ici en cinq parties : « Dans l’atelier de Blanchot » ; « Engagements » ; « Amitiés » ; « L’espace de la littérature » ; « Blanchot et la philosophie ». Détaillons quelques textes et thèmes en ne nous attardant pas sur ceux, forts courts, encore « crispés » – dont l’un signé par l’une de nos plus médiatiques et prolifiques romancières contemporaines… qui pense que « Blanchot empêche d’écrire » – ou sur ceux de pure idolâtrie : nous aurions peur de déranger… Détaillons plutôt l’histoire, que relate de manière fouillée Éric Marty, des rapports entre Blanchot et Roland Barthes. De leur rencontre, on trouve une trace dans les Fragments d’un discours amoureux (Seuil, 1977), sous la forme d’une simple parenthèse : (« Il m’a fallu attendre Blanchot pour que quelqu’un me parle de la Fatigue »). En fait, Barthes a alors déjà pris ses distances avec Blanchot, dans sa vie et dans son écriture, depuis une dizaine d’années. Son amitié avec Philippe Sollers et l’aventure de Tel Quel n’y sont pas pour rien. Mais l’éloignement de Barthes est encore plus ancien. Il a refusé de signer le Manifeste des 121. Il s’aperçoit, dès 1967, que leurs temps n’ont plus rien en commun: Blanchot a cessé d’être un contemporain à ses yeux. Leur amitié est devenue impossible et cela se manifeste dans cet espace qu’ils envisagent différemment : le Neutre. Comme l’écrit Marty: « Le Neutre chez Barthes est toujours de l’ordre du phénoménal et ne s’assimile pas à cet infra-monde, cette infrarégion murmurante où Blanchot pointe le gouffre géo-métaphysique du Neutre. » À la fin, tout de même, ils se citeront l’un l’autre (au Collège de France pour l’un, dans l’Écriture du désastre pour l’autre). Marty pose une question essentielle : « Blanchot est-il vraiment sorti de la philosophie ? » « Compagne clandestine » de l’écrivain, elle le préoccupe depuis ses années de jeunesse quand il part l’étudier à l’université de Strasbourg, où il rencontre le jeune Levinas. Ici est publié le texte de Blanchot précisément intitulé « Notre compagne clandestine », où il soutient que la philosophie ne peut être qu’intempestive et cite Levinas écrivant : « L’indiscrétion à l’égard de l’indicible, voilà peut-être quelle serait la tâche de la philosophie », ou encore : « La philosophie n’est peut-être que l’exaltation du langage. » Blanchot penseur, Blanchot auteur de récits, Blanchot dans l’engagement et dans la vie… Pourquoi chercher une unité, ce vieux rêve occidental, ce mirage ? L’espace et le déplacement sont deux axes qui aident à comprendre la théorie et la création blanchotiennes, avec, toujours, en arrière-plan, l’obsession de « la fin ». Une évidence, pour terminer : il n’est pas honteux d’être un fervent lecteur de Blanchot si cette ferveur ne se mue pas en repli sur soi mais demeure ouverture, lieu où accueillir l’Autre, les autres, ce qui est d’ailleurs l’un des « enseignements » de Blanchot lui-même.
François Poirié