Salon du dessin: focus Bernard Moninot le dessin dans ses moindres écarts
BERNARD MONINOT LE DESSIN DANS SES MOINDRES ÉCARTS
Drawing while minding the gap. Guitemie Maldonado
À l’occasion du salon Drawing Now (25-29 mars) à l’heure où tout Paris met le dessin à l’honneur, nous présentons ici quelques artistes dont le travail sera montré au Carreau du Temple. Et tandis que la Halle Saint Pierre rend hommage aux Cahiers dessinés, nous dressons le portrait de leur fondateur, Frédéric Pajak.
« Le dessin est le trajet des idées en transit », résume Bernard Moninot, affirmant le caractère conceptuel des lignes et des traits qu’il trace soit à la main, soit à l’aide de poudre ou de fils de nylon. Le dessin est en effet une affaire de temps, celui de la réflexion et des mouvements de la pensée.
Parmi les premières oeuvres de Bernard Moninot, on compte un ensemble de peintures représentant, sur des assemblages faits de bois, de plexiglas et parfois de miroir, des vitrines de magasins désaffectés ou en travaux. Le choix d’un tel motif l’apparentait à n’en pas douter à l’hyperréalisme. Certainement moins le dépouillement dont il l’a revêtu et la façon dont il l’a constitué en dispositif optique, renvoyant le spectateur à l’acte même de voir, son évidence ainsi que ses zones d’ombres. De cette dimension témoigne, aussi palpable que discrète, une ligne de pigment bleu, tracée au cordeau à la manière des maçons, sur le mur du fond de la Construction n°5 (1974), un peu en dessous de l’inscription « iceberg », lisible quoique tronquée. À la lumière de l’oeuvre qui a suivi, on pourrait lire cette ligne comme une déclaration de principe : en faveur d’un dessin que l’artiste a « élargi » à toutes sortes de techniques, de supports et de matériaux, afin de maintenir écartée l’étroite entrebâillure que l’intuition semble ouvrir ; alors, ce qu’elle a fait fugitivement entrevoir se trouve précipité dans un espace et un temps choisis, qui en étendent la partie émergée. TRAITS ET TRAJETS De tous les traits que comptent les dessins de Bernard Moninot, nombreux sont ceux qui n’ont pas été tracés directement à la main : tantôt, dans les dessins qu’il nomme « décochés » ( Ondes claires et Ri
cochets [1989], Résonances [1992]), ce sont des lignes de poudre projetées par l’impact d’un coup de marteau sur des plaques de verre préparé ; tantôt ce sont des fils de nylon ou d’argent, des cordes à piano. Souvent, ils sont produits à même l’espace architectural par les ombres et les reflets d’objets fabriqués en matériaux plus ou moins transparents (verre, plexiglas, miroir, toile de fibre de verre) – des obstacles. Et quand l’artiste reprend ces traits pour ainsi dire à son compte, ils n’en sont pas moins le résultat d’opérations complexes qui mettent en jeu des trajets, qu’ils soient de particules ou d’ondes : traversées de l’air par la poussière ou la lumière, du verre par les rayons du soleil, de l’espace par le vent ou le son, voire du ciel par les nuages ( À la
poursuite des nuages [2013]). Pour l’ensemble de la Mémoire du vent (1999-2012), une aiguille de verre fixée à l’extrémité de différentes plantes grave, dans une fine pellicule de noir de fumée déposée au fond d’une boîte de Petri, les soubresauts dont le vent les secoue. Quant aux formes qui composent Silent Listen (2010), elles suivent les courbes du sonogramme du mot « silence », dont elles font ainsi résonner l’espace alentour. Ce sont donc moins les mouvements de la main qui s’inscrivent là que d’autres, bien plus imperceptibles et pourtant très profonds. Pour ceux-ci, ces « idées en l’air », chaque dessin est un piège autant qu’une chambre d’écho : « Le dessin, affirme l’artiste, est le trajet des idées en transit, il décrit les états critiques de la pensée (1). » RAPPROCHER - RETARDER Dans sa pratique du dessin, Bernard Moninot investit ce qu’il conçoit comme « le lieu du plus faible écart, de temps et d’espace, entre ce qui relève de la pensée et de sa remémoration (2) ». Via de légers appareillages, il recherche une forme d’immédiateté et de coïncidence, déclinant, au principe de ses tracés, diverses procédures de prise d’empreinte. La plus simple d’entre elles, l’ombre d’un objet qui s’imprime sur un plan ( Studiolo [1991-98]) peut donner lieu à des machinations plus complexes : ainsi les volumes de Table et Instruments (19912002) résultent-ils de projections successives au cours desquelles l’objet de départ s’étire en intégrant son ombre portée. Ce fai- sant, il s’écrit lui-même, avec la lumière, et instaure une « proximité des choses (3) », qui a à voir avec la pensée faite forme : on ne manquera pas d’établir là un parallèle avec les développements de la physique moderne, depuis les expériences de pensée jusqu’à l’incidence des dispositifs de mesure sur les phénomènes observés. Le temps que met la lumière solaire pour nous parvenir, ce retard infinitésimal qui fonde toute perception : voilà qui pourrait en outre constituer le cadre spatio-temporel de toutes les expérimentations menées par Moninot au cours des dernières décennies. D’où le travail sur deux plans superposés, dont au moins un en soie : entre eux, existe un « écart d’air (4) », réduit par la transparence qui fond les deux plans entre eux, voire avec le mur à l’arrière, mais aussi étendu par les jeux de perspective et suspendu par le fait que les ombres y sont toutes dessinées. Dans les quelques centimètres d’épaisseur des Coupe-vent (2006), ce sont des enfilades sans fin d’abris transparents qui se déploient et s’emboîtent, de même que dans la série Terminal (2013-) se trouvent condensés des vues de pistes d’atterrissage et des reflets de salles d’embarquement sur les baies vitrées qui les séparent de l’extérieur. Seul absent de ces espaces, que l’artiste, en écho aux Prouns d’El Lissitzky, qualifie d’intermédiaires : celui qui a vu. Un tel réalisme n’est pas de mise ici, l’observateur opérant bien davantage sur le modèle du bras mécanique appelé groom, lequel accompagne l’ouverture et la fermeture d’une porte tout en la retardant de quelques secondes, juste le temps qu’il faut pour forcer le regard et penser un peu plus avant. (1) Bernard Moninot, « Le jour parfois… », Dessin(s), Beaux-Arts de Paris éditions, 2014, p. 22. (2) Entretien, Biennale du dessin, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014, p. 11. (3) Entretien avec Olivier Kaeppelin, Bernard Moninot, Royan, Centre d’arts plastiques, 1996, p. 27. (4) Entretien, Biennale du dessin, op. cit. p. 61. Guitemie Maldonado est critique et historienne de l’art. Elle enseigne à l’École nationale supérieure des beauxarts de Paris et à l’École du Louvre. Bernard Moninot Né en/ born 1949. Vit à/lives in Paris Professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts, Paris. Expositions en 2014 : Cabinet des dessins, Énsb-a, Paris ; Galerie Chaos, Belgrade « Résonances ». Limaille de fer fixée sur verre préparé. 72,5 x 30,5 cm. (Ph. André Morin). Iron feelings stuck to prepared glass