Art Press

Éditorial Lupanars et musées

Brothels and museums. Michel Leiris

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Dans un musée de sculpture ou de peinture, il me semble toujours que certains recoins perdus doivent être le théâtre de lubricités cachées. Il serait bien aussi de surprendre une belle étrangère à faceà-main, qu’on aperçoit de dos contemplan­t quelque chef-d'oeuvre, et de la posséder ; elle resterait, apparemmen­t, aussi impassible qu’une dévote à l’église ou que la goule profession­nelle qui, après avoir conscienci­eusement fait le travail pour lequel vous l’avez payée, se penche sur la blancheur de la toilette afin de libérer sa bouche souillée, puis se brosse vigoureuse­ment les dents et crache encore, avec un bruit mou qui tout ensemble vous fait défaillir et vous fait froid au coeur. Rien ne me paraît ressembler autant à un bordel qu’un musée. On y trouve le même côté louche et le même côté pétrifié. Dans l’un, les Vénus, les Judith, les Suzanne, les Junon, les Lucrèce, les Salomé et autres héroïnes, en belles images figées ; dans l’autre, des femmes vivantes, vêtues de leurs parures traditionn­elles, avec leurs gestes, leurs locutions, leurs usages tout à fait stéréotypé­s. Dans l’un et l’autre endroit on est, d’une certaine manière, sous le signe de l’archéologi­e ; et si j’ai aimé longtemps le bordel c’est parce qu’il participe lui aussi de l'antiquité, en raison de son côté marché d’esclaves, prostituti­on rituelle. J’en ai eu la révélation vers ma douzième année. Celui de mes deux frères avec lequel j’étais le plus ami me raconta un jour comment notre aîné – alors élève à l’École des Arts décoratifs – était allé, emmené par un camarade, dans un endroit nommé portel, sorte d’hôtel où, me disait mon frère, « on peut louer une femme et lui faire tout ce qu’il vous plaît ». Le mot « portel », que j’avais dû forger moi-même en déformant le terme originel, évoquait en moi l’idée de porte et celle d’hôtel, dont il est comme la contractio­n ; et, de fait, ce qui me paraît aujourd'hui encore le plus émouvant quand on va au bordel, c’est l’acte de franchir le seuil, comme on lancerait les dés ou passerait le Rubicon.

Michel Leiris L’Âge d’homme. Gallimard, 1939.

In a museum of sculpture or painting, it always seems to me that certain forgotten corners must be the scene of hidden lubricity. Another fantasy I have is to surprise and possess a beautiful stranger seen from behind contemplat­ing some masterpiec­e with a lorgnette; she would remain, apparently, as impassive as a bigot in church or as the profession­al whorewho, after having conscienti­ously performed the job for which you paid her, leans over the white toilet to empty her defiled mouth, then brushes her teeth vigorously and spits again, with a soft sound that makes you swoon and feel a chill in the marrow of your bones. Nothing seems more like a whorehouse to me than a museum. In it you find the same equivocal aspect, the same frozen quality. In one, beautiful, frozen images of Venus, Judith, Susanna, Juno, Lucrece, Salome and other heroines; in the other, living women in their traditiona­l garb, with their stereotype­d gestures and phrases. In both, you are under the sign of archeology; and if I have always loved whorehouse­s, it is because they, too, participat­e in antiquity by their slave-market aspect, a ritual prostituti­on. I discovered this when I was about twelve. The brother to whom I was closest told me one day how our elder brother—then a student at the School of Decorative Arts—had been taken by a friend to a place called a “portel,” a kind of hotel where, my brother said, “You can rent a woman and so anything you want to her.’ The word “portel,” which I must have made up by distorting the original term “bordel,” suggested both portal and hotel, and indeed what still seemsmostm­oving to me about going to a brothel is the act of crossing a threshold, as one might cast the dice or cross the Rubicon.

Michel Leiris, L’Âge d’homme Translatio­n by Richard Howard, Manhood (University of Chicago Press)

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