Social Factory 10e biennale d’art contemporain de Shanghai
Dans une ancienne usine électrique transformée en musée d’art contemporain, la Biennale de Shanghai tient sa 10e édition. Depuis 1996, elle n’a cessé de se professionnaliser et atteint cette année une excellente qualité. C’est l’occasion pour les musées et centres d’art privés, dont le nombre ne cesse de croître en ville, de mettre leur programmation au niveau de cet événement international.
Depuis trois ans, la scène artistique de Shanghai s’est radicalement transformée. Les foires d’art se multiplient et il existe un certain nombre de galeries dynamiques comme Leo Xu Projects, Shang Art, la Bank Gallery. Même si les enseignes internationales sont encore rares, et si les collectionneurs les plus importants demeurent encore à Pékin, de jeunes collectionneurs aux goûts pointus semblent aujourd’hui de plus en plus nombreux à Shanghai, selon Leo Xu, qui a ouvert sa galerie en 2011. On assiste surtout à une explosion du nombre de musées privés, comme le Long Museum, le Himalayas Museum, le Yuz Museum, le Mingsheng Museum, qui sont financés selon les cas par de riches collectionneurs, des banques, des entreprises. Seulement, selon Li Xu, l’un des directeurs de la biennale – et c’est là une phrase que l’on entend souvent – les créateurs de ces musées s’intéressent plus au hard
ware (les architectures spectaculaires) qu’au software (le contenu des expositions). Superbe bâtiment des années 1930 dans l’ancien quartier britannique, le Rockbund Museum a une taille plus humaine. Comme l’explique son directeur, Larys Frogier, il est un peu à part dans ce paysage, notamment en raison du comité d’experts venant de musées internationaux sur lequel il s’appuie. L’Américain Mark Bradford y montre actuellement Tears of a Tree, une exposition composée de trois tableaux monumentaux, très influencés par les affichistes français, qui résonnent avec l’urbanisme de Shanghai. Quelques centres d’art ont aussi vu le jour en ville, comme OCAT, tourné surtout vers la vidéo et les arts numériques, et où se tient actuellement le prix Pierre Huber pour la jeune création.
Social Factory, la biennale conçue par l’Allemand Anselm Franke, di- recteur de la Haus der Kulturen der Welt à Berlin, se veut un dialogue avec le contexte local et national. Quelques expositions ont d’ailleurs lieu en ville, dans l’espace public (Xintiandi), dans des musées (Minsheng Museum), et dans des centres commerciaux (K11, Jingan Kerry Centre), mais c’est bien à la Power Station of Art, l’un des rares musées publics d’art contemporain, que se tient l’exposition principale, au bord de la rivière Huangpu. Nommé seulement huit mois avant l’ouverture de la manifestation, Anselm Franke a dû faire face à un certain nombre de difficultés, notamment financières et administratives, comme le souligne Li Xu. Cet événement rassemblait à ses débuts en 1996 des artistes presque exclusivement chinois, puis s’est internationalisé à partir de 2000. Il y a aujourd’hui 40% d’artistes chinois et le niveau de l’ensemble est très bon.
JOUER SUR LES AMBIGUÏTÉS
Anselm Franke a finement pris une orientation très éloignée de cette explosion de la scène artistique. « Avec Social Factory, je voudrais combiner l’analyse des changements les plus récents dans la
structure du capitalisme avec des questions pertinentes sur le socialisme et la société chinoise traditionnelle, ainsi que le rôle que l’art dans ce contexte. » Quand on travaille avec l’État chinois, dit-il encore, il faut savoir jouer sur les ambigüités. « Je veux donner au visiteur l’idée de ce que c’est que de vivre dans des systèmes », dit-il encore. De ces grilles et de ces cadres, qui sont tour à tour étatiques, scientifiques, technologiques, il souligne aussi la souplesse, ainsi que les débordements incontrôlables en raison des forces de vie qui les envahissent parfois. En témoigne une oeuvre installée dans le hall du musée, composée de brise-lames reproduits en résine par Li Xiaofei. Le thème, Social Factory, désigne la société en train de se fabriquer, voulue par le gouvernement, mais il permet aussi de pointer les contradictions de cette démarche, et de s’interroger sur la fabrication des images. L’exposition est tout en réserve et en retenue, avec un accrochage précis bien que parfois un peu distendu.
ENTRE STRUCTURE ET FLUIDITÉ
On voit donc tout au long du parcours la société se faire et se défaire entre structure et fluidité. On passe des Flags for an Organisation de Art and Language à des diagrammes de Stephen Willats, comme I don’t wan’t to be like anyone else. Yu Cheng-Ta montre une parodie de sitcom où tous les membres d’une même famille travaillent dans le monde de l’art, avec ses codes et ses clichés. Trevor Yeung a imaginé une installation en bambous que des plantes poussant juste en dessous n’arrivent jamais à atteindre. Quelques oeuvres sont absentes. « Quand on accepte de travailler en Chine, dans le seul lieu public consacré à l’art, on sait qu’il va y avoir de la censure », dit Anselm Franke. « Il y a depuis le mois d’octobre une tentative accrue, à Pékin, de mettre la main sur la production artistique, comme en témoigne un discours du président de la République, Xi Jinping, à des étudiants. Mais la biennale a toutefois pu voir le jour et rester très ouverte, avec trois ou quatre cas de censure, par exemple sur une oeuvre qui touchait au mouvement des étudiants à Hong-Kong. » La question de la modernité apparaît essentielle dans le parcours, notamment à travers une série de gravures sur bois qui racontent l’histoire de AhQ, d’après la nouvelle de l’écrivain Lu Xun (1920-1921). En montrant ces objets, Anselm Franke invite à une réflexion sur notre propre regard, et sur la distance que l’on est capable ou non d’établir avec ces images, sur la manière dont leur sens, initialement lié à la propagande, se renouvelle ou non au fil du temps. Comme l’indique son titre, Windows
on the World, l’oeuvre de MingWong, dont on avait déjà vu le travail lors de la dernière Biennale de Lyon, est l’une des clefs de cette Social Fac
tory ; elle éclaire et relie entre elles beaucoup des oeuvres exposées. C’est une grande installation faite d’anciens téléviseurs qui évoquent la proue d’un navire. On y voit des images de l’opéra de Canton qui est associé à la Révolution culturelle, ainsi que des extraits de films soviétiques de science-fiction. Ces collages font réfléchir à la mélancolie de l’individu face aux enjeux collectifs de la Révolution. Après plusieurs vidéos qu’il faut prendre le temps de regarder, comme celle de Huang Ran, Gao Shiqiang, Anton Vidokle et, un peu plus loin, Neil Beloufa, le parcours s’achève sur une grande installation de Natascha Sadr Haghighian, égyptienne et taïwanaise, vivant à Stockholm. Cette oeuvre imite une exposition personnelle d’un artiste fictif – qui a aussi le nom d’un chanteur. Dans cette histoire, les oeuvres de Robbie Williams sont fabriquées à Berlin par une société qui produit aussi les oeuvres d’autres artistes, comme il en existe beaucoup en Chine. Natascha Sadr Haghighian, propose une réflexion sur la manière dont l’art est aujourd’hui produit. Les « travaux » exposés pourraient être des « oeuvres génériques », montrées dans n’importe quelle galerie ; ce sont des sculptures qui ressemblent ironiquement à des obstacles dans un manège pour chevaux – dont on entend des galops enregistrés. Qu’est-ce qu’un auteur ? Qu’est-ce que l’art ? Telles sont les questions qu’Anselm Franke soulève, par ce biais, en guise de conclusion.
Housed in an old electricity plant, now a contemporary art museum, the Shanghai Biennale has just opened its tenth edition. This event has been growing steadily more professional and the level this year is high. And given its international status, the Biennale is also an opportunity for the city’s fast developing gallery and museum scene to grab a bit of the spotlight.
Over the last three years the Shanghai art scene has been transformed, with the multiplication of art fairs and the emergence of dynamic spaces such as Leo Cu Projects, Shang Art, and Bank Gallery. Even if the big international galleries are thin on the ground and the major collectors are in Beijing, there does seem to be an increasing number of informed young collectors. That is certainly the view of Leo Xu, who opened his space in 2011. Most striking, though, are all the new private museums financed by wealthy collectors, banks and companies, such as the Long Museum, the Himalayas Museum, the Yuz Museum, and the Mingsheng Museum. But, as Li Xu, director of the Biennale office, says, in terms you often hear in these parts, the creators of these museums are more interested in the hardware (spectacular architecture) than the software (the contents of the exhibitions). An exception to these statement buildings is the more intimate Rockbund Museum, housed in a 1930s building in the old British quarter. As its director Larys Frogier explains, the institution is
something of an exception locally, not least because of its advisory committee of experts from international museums. It is currently showing three monumental works by American Mark Bradford, Tears of a Tree, strongly influenced by France’s Hains, Villeglé and others in his use of posters, which click nicely with the urban surroundings here. Several art centers have also sprung up, including OCAT, which specializes in video and digital art. Its exhibition features artists shortlisted for the Pierre Huber prize for young art.
Social Factory, the biennial put together by Anselm Franke, director of the Haus der Kulturen der Welt in Berlin, is designed to dialogue with the local and national scene. Indeed, some of the exhibitions are being held elsewhere in the city, in public space (Xintiandi), in a museum ( Minsheng Museum), and in a shopping mall (K11), but the main show is at the Power Station of Art, one of the few public art museums, located on the River Huangpu. Appointed only eight months before the event was due to open, according to fellow Biennale director Li Xu Franke had to wrestle with budgetary issues but also with bureaucracy and customs. The Biennale was created in 1996, and its artists were 100% Chinese. Since 2000 it has grown steadily more international and today some 40% of the artists are Chinese and the general level is high.
PLAYING ON AMBIGUITY
Franke has astutely decided to step back from all the hectic activity. “With Social Factory I would like to combine analysis of the most recent changes in the structure of capitalism with apposite questions about socialism and traditional Chinese society, and the role played by art in this context.” As he observes, when working with the Chinese state, you have to be able to play on ambiguities. “I want to give visitors an idea of what it’s like to live in different systems.” Franke also stresses the flexibility of these grids established by the state, science and technology, and also the way in which they can be overcome by life itself. This surging energy is evoked in a work by Li Xiaofei in the museum hall, consisting of reproductions of breakwaters in resin. The theme of Social Factory, as its title may suggest, is the way a society produces itself, driven by government directives, but also the contradictions inherent in such a process, and the nature of the images it generates. The show is nicely understated and the hanging is precise, if perhaps a little diffuse and, on occasions, a tad too cool.
BETWEEN STRUCTURE AND FLUIDITY
Throughout the show, then, we see the ebb and flow of a society under construction, the mix of structure and fluidity. We go from Flags for an Organisation by Art and Language to diagrams by Stephen Willats, ( I don’t want to be like anyone else). Yu Cheng-Ta has created a sitcom spoof in which all the members of the family work in the art world, lampooning its codes and clichés. The bamboo installation by Trevor Yeung has plants growing just underneath which will never reach it. Not all the works could be shown. As Franke acknowledges, “When you agree to work in the only public art venue in China, you know you are going to face censorship. Since October Beijing has stepped up its efforts to control art. Witness the speech to students by the President, Xi Jinping. But the Biennale still managed to go ahead and keep its very open approach. Three or four works were censored, notably the ones related to the student movement in Hong Kong.” The question of modernity seems central in the exhibition sequence. For example, a series of woodcut prints tells The True Story of Ah Q, one of the first masterpieces of Chinese modern literature (192021). In showing these objects Franke is inviting us to question our own gaze, and the degree of distance we are capable of establishing with these images, and the way their meaning, initially linked to propaganda, changes (or not) over time.
Windows on the World by Ming Wong, whose work featured in the last Lyon Biennale, is one of the key pieces in Social Factory, casting light on and linking a number of the other exhibits. It consists of a big installation made up of old television monitors suggesting the prow of a boat. On the screen we see images of the Canton Opera, reminiscent of the Cultural Revolution, and excerpts from Soviet science fiction films. These collages convey a sense of individual melancholy in relation to the collective issues of the Revolution. After a string of videos worth a bit of watching time, by such as Huang Ran, Gao Shiqiang, Anton Vidokle and a little further on, Neil Beloufa, the sequence ends with a big installation by Natascha Sadr Haghighian, an Egypto-Taiwanese artist based in Stockholm. This imitates a solo show by a fictive artist, one Robbie Williams (“not the singer,” the artist likes to say), whose works are produced in Berlin by a company that also produces pieces purportedly by other artists (a common phenomenon in China). Haghighian offers the kind of generic contemporary art that could be shown in galleries anywhere. Amusingly enough, the installation looks like the setup for an obstacle jumping event—and we hear the recorded sound of hooves. What is an author? What is art? These are the questions with which Franke thus concludes his show. Translation, C. Penwarden