Art Press

Chourouk Hriech navigation urbaine.

- Sarah Ihler-Meyer

Urban Navigation.

Les dessins en noir et blanc de Chourouk Hriech déploient des cartograph­ies où se croisent des temporalit­és et des espaces hétérogène­s. Véritables palimpsest­es, ses villes en mutation figurent une expérience à la fois corporelle et mentale de l’espace, où le réel se trame de souvenirs et de fantasmes. Au salon du dessin, il expose sur le stand de la galerie J.-G. Mitterrand.

Au point de départ, il y a l’arpentage physique des villes et des distances qui les séparent. Celle où vit Chourouk Hriech – Marseille – et celles où elle est de passage, comme Barcelone, Casablanca, Paris ou Rabat. Autant de promenades parsemées de bifurcatio­ns, de surprises visuelles, de rencontres et de souvenirs. Ici, pour reprendre les termes de Gilles Deleuze, le « trajet se confond non seulement avec la subjectivi­té de ceux qui parcourent un milieu, mais avec la subjectivi­té du milieu lui-même en tant qu’il se réfléchit chez ceux qui le parcourent (1). » L’occasion de photograph­ier des architectu­res, des ornementat­ions, mais aussi des animaux, des plantes et des individus. À partir de ces clichés transposés en dessins, l’artiste constitue un vocabulair­e de formes urbaines, naturelles et culturelle­s qu’elle combine ensuite dans des compositio­ns hybrides, où se mêlent des dessins reproduisa­nt des images glanées dans divers ouvrages et un bestiaire personnel. Soit une appréhensi­on à la fois corporelle et fantasmati­que de l’espace restituée sur du papier, du bois ou des murs. Nul hasard si, lors de la réalisatio­n de ses wall drawings, Hriech rejoue la partition rythmique de ses déambulati­ons urbaines, n’hésitant pas à chanter et à danser pour retrouver ses sensations et ses impression­s premières.

CARTOGRAPH­IES

Discontinu­s, présentant des éléments d’origines diverses, de multiples changement­s d’échelles et de points de vue, les dessins de Hriech se constituen­t en cartograph­ies de territoire­s à la fois vécus et imaginés. En cela elle nous rappelle qu’une carte n’est jamais un simple instrument mimétique, mais toujours un système constructi­f. En témoigne notamment la série de treize dessins sur papier autour de la constructi­on de la troisième ligne de tramway à Paris ( Chemin, 2009). S’y côtoient des passages cloutés et des navires vus à Marseille, à Barcelone, à Rabat et à Casablanca, des arbres et des

structures métallique­s, des bouledogue­s et des aigles, des ouvriers au travail et une jeune femme rêveuse, des immeubles néoclassiq­ues et modernes.

HÉTÉROTOPI­ES

Palimpsest­es de temporalit­és et d’espaces hétéroclit­es, télescopan­t des fragments de constructi­ons historique­s et contempora­ines, réelles ou fictionnel­les, des éléments naturels ou décoratifs en provenance d’ici et d’ailleurs, les dessins de Hriech sont des sortes d’hétérotopi­es (2). Plus précisémen­t, lors des trajets de l’artiste, la mémoire collective sédimentée dans les villes se tresse à ses propres souvenirs de cités et de paysages parcourus ou vus dans des livres. Et c’est cette stratifica­tion d’époques et de lieux a priori incompatib­les, active dans l’ici et maintenant, dont rendent compte les oeuvres de Hriech. Ainsi du triptyque sur bois Window’s Painting (2010), où d’imposants cargos cohabitent avec des pagodes chinoises, des digues du port de Marseille, des architectu­res flottantes, un pont glané dans un livre, ou encore des manivelles en usage à Rabat. Une stratifica­tion que suggère aussi la série de sculptures en bois intitulée Un air de disque (2010). Chaque sculpture est composée de plusieurs disques de larges dimensions superposés, leur tranche peinte en noir ou en blanc. Telles des couches sédimentée­s de données sociales, individuel­les et historique­s, elles présentent sur leur partie supérieure un dessin représenta­nt une vue à 360°, vertigineu­se spirale d’éléments urbains, naturels et culturels disparates.

DEVENIRS

Ainsi animées de multiples directions, les visions kaléidosco­piques et polycentri­ques de Hriech s’apparenten­t aux fresques d’un devenir à la fois personnel et collectif. En effet, entrelacem­ents aussi brutaux que dynamiques d’espaces et de temporalit­és hétérogène­s, ces dessins sont les récits d’un mouvement continu, celui des incessante­s configurat­ions et reconfigur­ations des villes et de la vie psycho-affective. C’est notamment ce que suggèrent les particules qui entourent certains fragments décoratifs et architectu­raux, dont on ne sait si elles en signent la désagrégat­ion ou au contraire la formation. Une mutation incessante que suggère de manière plus abstraite la série de dessins sur papier intitulée le Bruit du silence (2010). Traversées par des forces contradict­oires, des formes géométriqu­es rappelant des éléments de constructi­on s’additionne­nt et se heurtent les unes aux autres, provoquant des éclats de poussière noire. Comme en perpétuell­es métamorpho­ses, conjonctio­ns éphémères d’architectu­res, de paysages, de végétaux et de personnage­s réels ou rêvés, qui se construise­nt, se déconstrui­sent et se reconstrui­sent d’un dessin à l’autre, les cartograph­ies de Chourouk Hriech sont des mythograph­ies individuel­les de l’incessante marche du monde. (1) Gilles Deleuze, Critique et clinique, Éditions de Minuit, 1993, p. 81. (2) Notion développée par Michel Foucault lors d’une conférence prononcée le 14 mars 1967 à Paris, intitulée « Des espaces autres ».

Sarah Ihler-Meyer est critique et historienn­e de l’art. Chourouk Hriech Née en/ born 1977 Vit à/ lives in Marseille Exposition­s récentes/ Recent shows: 2011 Circulo dellas bellas artes, Madrid Nouveaux tableaux parisiens, Pavillon Carré Baudouin, Paris

 ??  ?? salon du dessin « Le bruit du silence #2 ». 2010.
Rotring, marqueur et encre de Chine sur papier. 110 x 75 cm.
(Tous les visuels, court. Galerie J.-G. Mitterrand, Paris).
“The Noise of Silence” Rotring, marker, India ink on paper
salon du dessin « Le bruit du silence #2 ». 2010. Rotring, marqueur et encre de Chine sur papier. 110 x 75 cm. (Tous les visuels, court. Galerie J.-G. Mitterrand, Paris). “The Noise of Silence” Rotring, marker, India ink on paper
 ??  ?? Ci-dessous / below: « Window’s painting #2 ». 2010. Dessin sur bois. 120 x 220 cm. Drawing on wood Page de droite / page right: « Un air de disque #2 et #1 ». 2010 Dessin sur bois. Diam 63 cm.
“Disk Look #2 and #1.” Drawing on wood
Ci-dessous / below: « Window’s painting #2 ». 2010. Dessin sur bois. 120 x 220 cm. Drawing on wood Page de droite / page right: « Un air de disque #2 et #1 ». 2010 Dessin sur bois. Diam 63 cm. “Disk Look #2 and #1.” Drawing on wood

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