Hippolyte Hentgen elles et lui.
Two Hes Make a she.
Créé en 2008, Hippolyte Hentgen est né de la rencontre entre Gaëlle Hippolyte et Lina Hentgen autour d’un élément fédérateur : le dessin. Néanmoins, produire des oeuvres en duo signifie-t-il disparaître en tant qu’auteur? Analyse d’une pratique où les multiples tours et détours contournent habilement ce dilemme. Au salon du dessin, il expose sur le stand de la galerie Sémiose.
Le duo formé par Gaëlle Hippolyte et Lina Hentgen a développé un propos qui lui a permis d’innerver et d’investir des champs de création diversifiés et complémentaires, témoignant d’une porosité interdisciplinaire : spectacles muets et silencieux, sculptures, installations, environnements, collaborations avec le compositeur Pierre-Yves Macé. Autant de pratiques qui s’articulent cependant, dans la grande majorité des cas, autour du dessin, compris au sens expansif du terme. Clé de voûte de l’esthétique de ce duo, celui-ci s’est imposé d’emblée et naturellement, scellant puis consolidant la dynamique collaboratrice qui s’est mise en place progressivement. Élément fédérateur et propice à une pluralité d’expérimentations, le dessin a été, dans une première phase que l’on imagine rétrospectivement des plus stimulantes, un moyen souple d’instaurer un dialogue, nourri de tâtonnements, impasses, doutes, sacrifices, exaltations, apprentissages, désapprentissages, adaptations et (con)fusions, qui a favorisé l’échafaudage d’une démarche visant à instaurer une personnalité issue d’une double dépersonnalisation. S’ouvrir à l’autre dans un tel processus antagoniste implique en effet un phénomène de déperdition. Ce que l’on gagne à travers l’échange est proportionnel à la perte induite par la contamination de l’autre, cet alter ego auquel on consent dans un mouvement de réciprocité à empiéter sur un espace d’inscription des plus intimes. Empiéter mais aussi répéter, déformer, parachever et altérer, la construction étant ici inéluctablement synonyme de destruction.
DOUBLE FICTIF
Hippolyte Hentgen, et on mesure ce que la transsexualisation symbolique implique en matière de (dé)construction identitaire, ne serait qu’une fiction, un « double fictif » que Gaëlle et Lina ont peu à peu alimenté, le bâtissant à partir d’une culture commune et en partie antérieure à leur association. « Avant de nous connaître, précise Gaëlle, nous avions une sorte de répertoire commun qui prenait autant ses sources dans la peinture des modernes, que dans le graphisme des affiches de l’entre-deux-guerres, ou encore dans certaines formes de musiques marginales. Une autre ressemblance dans nos travaux était le fait de puiser presque systématiquement dans un répertoire volontairement citationnel où les sujets semblaient n’avoir que peu d’importance : photos anonymes, coupures de presse, travaux manuels amateurs ou détail clairement repérables se retrouvaient traitées avec la même neutralité méthodique, la même indifférence inexpressive. Les questions qui nous traversaient remettaient en cause la possible place de l’auteur dans le processus créatif et la difficulté à pouvoir dire de grandes choses, des choses nouvelles, de pouvoir livrer une émotion après un siècle d’images reproduites à outrance. » Parmi les artistes dont elles se réclament figurent, dans le désordre, Philip Guston, George Herriman, Richard Artschwager, Giorgio De Chirico, Paul Thek, Jim Shaw, Matt Mullican, Mike Kelley, Öyvind Fahlström ou René Daniëls. Leur intérêt se « porte donc plutôt vers des artistes à la faculté tentaculaire de brouiller les pistes et pour lesquels la trace, la citation, la caricature et le pastiche composent un périmètre d’actions à déchiffrer qui excite l’intelligence et offre plusieurs degrés non autoritaires de regards et de compréhension ».
IMAGE DOCUMENT
Selon les cas, les dessins sont « soignés » et « élaborés », ou ils sont le fruit d’une urgence, se résumant à quelques traits rapidement esquissés. Fidèles à la déhiérarchisation revendiquée par le couple, les uns ne sont pas
« supérieurs » aux autres. En fonction de l’état d’esprit, du mood, du contexte d’élaboration, des sources auxquelles elles se réfèrent, tel ou tel dessin verra donc le jour. Quand le format s’y prête, Gaëlle et Lina investissent simultanément le même support. Dans le cas contraire, elles « échangent leurs rôles », l’objectif affiché étant de remettre en perspective, pour ne pas dire en question, le statut d’auteur au sens hermétiquement clos du terme. Pluriel et dédoublé, celui-ci est forcément suspendu chez Hippolyte Hentgen d’autant plus qu’il ne nous est jamais précisé quelle main a oeuvré à quel endroit, les processus, protocoles, étapes et temporalités qui ont concouru à la réalisation des dessins étant par ailleurs dissimulés. En cela, ses travaux se situent en porte-à-faux avec l’exigence d’une oeuvre lisible témoignant d’une « unicité » (uniqueness) telle que nous l’a léguée la tradition moderniste prolongée par celle du minimalisme. Ce statut est enfin d’autant plus suspendu que Gaëlle et Lina se plient régulièrement à des stratégies appropriationnistes à travers lesquelles Hippolyte Hentgen renégocie, à des fins inédites, des sources de seconde main, mais aussi des références et des modèles récurrents. Un terme générique est à ce titre régulièrement convoqué par l’artiste : l’image document, celui-ci pouvant être « archive, fragment ou encore citation ». Invariablement, elle traduit une réalité exogène et contraire à la supposée « originalité » d’un dessin conçu ex
nihilo. Aux échanges, rites et jeux déployés par le duo se juxtapose en conséquence un autre champ de tensions : celui opposant le dessin « original » à l’image document. Réminiscences d’un passé industriel, motifs familiers, constances iconographiques, clins d’oeil à des figures influentes : l’univers d’Hippolyte Hentgen reflète une impressionnante hétérogénéité et ouverture, aussi bien iconographique que stylistique. Mais il demeure malgré tout attaché à une « auteurité », aussi « fictionnelle » soit-elle. On notera à cet égard que celle-ci se décline justement et paradoxalement par le biais d’une récurrence et d’une incorporation d’effets et leitmotive exogènes. Là réside tout l’intérêt de cette démarche. En cherchant à travers la dépersonnalisation à abîmer la pratique d’un dessin original dans un no man’s land aux frontières du non-identifiable, Hippolyte Hentgen est néanmoins parvenu à réinvestir son propos d’une auteurité qui affirme son identité au contact de contrées réappropriées et revivifiées. Comme si cette affirmation devait nécessairement se faire, à l’image du dialogue instauré entre l’une et l’autre afin qu’advienne ce lui fictionnel, par le truchement de réalités autres.