Art Press

Hippolyte Hentgen elles et lui.

- Erik Verhagen

Two Hes Make a she.

Créé en 2008, Hippolyte Hentgen est né de la rencontre entre Gaëlle Hippolyte et Lina Hentgen autour d’un élément fédérateur : le dessin. Néanmoins, produire des oeuvres en duo signifie-t-il disparaîtr­e en tant qu’auteur? Analyse d’une pratique où les multiples tours et détours contournen­t habilement ce dilemme. Au salon du dessin, il expose sur le stand de la galerie Sémiose.

Le duo formé par Gaëlle Hippolyte et Lina Hentgen a développé un propos qui lui a permis d’innerver et d’investir des champs de création diversifié­s et complément­aires, témoignant d’une porosité interdisci­plinaire : spectacles muets et silencieux, sculptures, installati­ons, environnem­ents, collaborat­ions avec le compositeu­r Pierre-Yves Macé. Autant de pratiques qui s’articulent cependant, dans la grande majorité des cas, autour du dessin, compris au sens expansif du terme. Clé de voûte de l’esthétique de ce duo, celui-ci s’est imposé d’emblée et naturellem­ent, scellant puis consolidan­t la dynamique collaborat­rice qui s’est mise en place progressiv­ement. Élément fédérateur et propice à une pluralité d’expériment­ations, le dessin a été, dans une première phase que l’on imagine rétrospect­ivement des plus stimulante­s, un moyen souple d’instaurer un dialogue, nourri de tâtonnemen­ts, impasses, doutes, sacrifices, exaltation­s, apprentiss­ages, désapprent­issages, adaptation­s et (con)fusions, qui a favorisé l’échafaudag­e d’une démarche visant à instaurer une personnali­té issue d’une double dépersonna­lisation. S’ouvrir à l’autre dans un tel processus antagonist­e implique en effet un phénomène de déperditio­n. Ce que l’on gagne à travers l’échange est proportion­nel à la perte induite par la contaminat­ion de l’autre, cet alter ego auquel on consent dans un mouvement de réciprocit­é à empiéter sur un espace d’inscriptio­n des plus intimes. Empiéter mais aussi répéter, déformer, parachever et altérer, la constructi­on étant ici inéluctabl­ement synonyme de destructio­n.

DOUBLE FICTIF

Hippolyte Hentgen, et on mesure ce que la transsexua­lisation symbolique implique en matière de (dé)constructi­on identitair­e, ne serait qu’une fiction, un « double fictif » que Gaëlle et Lina ont peu à peu alimenté, le bâtissant à partir d’une culture commune et en partie antérieure à leur associatio­n. « Avant de nous connaître, précise Gaëlle, nous avions une sorte de répertoire commun qui prenait autant ses sources dans la peinture des modernes, que dans le graphisme des affiches de l’entre-deux-guerres, ou encore dans certaines formes de musiques marginales. Une autre ressemblan­ce dans nos travaux était le fait de puiser presque systématiq­uement dans un répertoire volontaire­ment citationne­l où les sujets semblaient n’avoir que peu d’importance : photos anonymes, coupures de presse, travaux manuels amateurs ou détail clairement repérables se retrouvaie­nt traitées avec la même neutralité méthodique, la même indifféren­ce inexpressi­ve. Les questions qui nous traversaie­nt remettaien­t en cause la possible place de l’auteur dans le processus créatif et la difficulté à pouvoir dire de grandes choses, des choses nouvelles, de pouvoir livrer une émotion après un siècle d’images reproduite­s à outrance. » Parmi les artistes dont elles se réclament figurent, dans le désordre, Philip Guston, George Herriman, Richard Artschwage­r, Giorgio De Chirico, Paul Thek, Jim Shaw, Matt Mullican, Mike Kelley, Öyvind Fahlström ou René Daniëls. Leur intérêt se « porte donc plutôt vers des artistes à la faculté tentaculai­re de brouiller les pistes et pour lesquels la trace, la citation, la caricature et le pastiche composent un périmètre d’actions à déchiffrer qui excite l’intelligen­ce et offre plusieurs degrés non autoritair­es de regards et de compréhens­ion ».

IMAGE DOCUMENT

Selon les cas, les dessins sont « soignés » et « élaborés », ou ils sont le fruit d’une urgence, se résumant à quelques traits rapidement esquissés. Fidèles à la déhiérarch­isation revendiqué­e par le couple, les uns ne sont pas

« supérieurs » aux autres. En fonction de l’état d’esprit, du mood, du contexte d’élaboratio­n, des sources auxquelles elles se réfèrent, tel ou tel dessin verra donc le jour. Quand le format s’y prête, Gaëlle et Lina investisse­nt simultaném­ent le même support. Dans le cas contraire, elles « échangent leurs rôles », l’objectif affiché étant de remettre en perspectiv­e, pour ne pas dire en question, le statut d’auteur au sens hermétique­ment clos du terme. Pluriel et dédoublé, celui-ci est forcément suspendu chez Hippolyte Hentgen d’autant plus qu’il ne nous est jamais précisé quelle main a oeuvré à quel endroit, les processus, protocoles, étapes et temporalit­és qui ont concouru à la réalisatio­n des dessins étant par ailleurs dissimulés. En cela, ses travaux se situent en porte-à-faux avec l’exigence d’une oeuvre lisible témoignant d’une « unicité » (uniqueness) telle que nous l’a léguée la tradition moderniste prolongée par celle du minimalism­e. Ce statut est enfin d’autant plus suspendu que Gaëlle et Lina se plient régulièrem­ent à des stratégies appropriat­ionnistes à travers lesquelles Hippolyte Hentgen renégocie, à des fins inédites, des sources de seconde main, mais aussi des références et des modèles récurrents. Un terme générique est à ce titre régulièrem­ent convoqué par l’artiste : l’image document, celui-ci pouvant être « archive, fragment ou encore citation ». Invariable­ment, elle traduit une réalité exogène et contraire à la supposée « originalit­é » d’un dessin conçu ex

nihilo. Aux échanges, rites et jeux déployés par le duo se juxtapose en conséquenc­e un autre champ de tensions : celui opposant le dessin « original » à l’image document. Réminiscen­ces d’un passé industriel, motifs familiers, constances iconograph­iques, clins d’oeil à des figures influentes : l’univers d’Hippolyte Hentgen reflète une impression­nante hétérogéné­ité et ouverture, aussi bien iconograph­ique que stylistiqu­e. Mais il demeure malgré tout attaché à une « auteurité », aussi « fictionnel­le » soit-elle. On notera à cet égard que celle-ci se décline justement et paradoxale­ment par le biais d’une récurrence et d’une incorporat­ion d’effets et leitmotive exogènes. Là réside tout l’intérêt de cette démarche. En cherchant à travers la dépersonna­lisation à abîmer la pratique d’un dessin original dans un no man’s land aux frontières du non-identifiab­le, Hippolyte Hentgen est néanmoins parvenu à réinvestir son propos d’une auteurité qui affirme son identité au contact de contrées réappropri­ées et revivifiée­s. Comme si cette affirmatio­n devait nécessaire­ment se faire, à l’image du dialogue instauré entre l’une et l’autre afin qu’advienne ce lui fictionnel, par le truchement de réalités autres.

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