Gilgian Gelzer flux d’énergie.
Energy Flows. Romain Mathieu
Gilgian Gelzer associe dessin, peinture et photographie, qui se croisent sans jamais se confondre. Le dessin s’affirme aujourd’hui comme central, accompagné d’ensembles photographiques, plus dépouillé aussi, où les formes se sont effacées au profit du tracé. Retour sur une pratique du dessin à la beauté intrigante.
L’intérêt qui se manifeste pour le dessin depuis quelques années ne se dément pas, bien au contraire. Dans une période de spectacularisation des oeuvres, il y a pourtant quelque chose qui pourrait sembler anachronique dans cette pratique. Mais la main qui dessine n’en est pas moins connaissance, ou reconnaissance, du monde. Si elle n’illustre pas un récit – et l’on sait à quel point aujourd’hui l’art ne cesse de réinventer les formes de récits plutôt que de se couler dans des catégories existantes, qu’elles soient méta ou micro – elle propose son propre récit, la manière dont une ligne ou une forme s’inscrivent dans un espace. Peut-être est-ce en cela précisément que le dessin est nécessaire : donner à voir les conditions d’apparition de la forme et donc présenter les possibilités d’un récit. Les dessins de Gilgian Gelzer seraient alors exemplaires de ces enjeux. Gilgian Gelzer utilise un vocabulaire extrêmement réduit, puisqu’il se limite depuis quelques années à la ligne et au point. Il n’est pourtant pas question d’une réduction ontologique, comme ont pu la pratiquer les avantgardes historiques. Au contraire, le dessin prend la forme d’une accumulation, d’une prolifération spatiale. Prolifération de tracés, souvent de différentes couleurs, qui s’enroulent sur eux-mêmes en circonvolutions multiples, se déploient sur toute la surface dans un enchevêtrement de lignes. Ce mouvement d’expansion de la ligne s’oppose à la contraction des points. À la manière d’un étoilement, les points occupent l’espace de leur densité. Il faut cependant remarquer qu’il s’agit moins de points que de griffonnages, lignes écrasées sur elles-mêmes où le blanc qui l’entoure correspond à son déploiement potentiel. Ces oeuvres, comme celles dans lesquelles une ligne unique parcourt la feuille, révèlent davantage le rôle actif du blanc du papier. Pour Gelzer, la feuille n’est pas le réceptacle d’une forme, mais porte d’abord l’empreinte de la main avec laquelle elle réagit, comme la photo-
graphie porte l’empreinte de la lumière. Dans ces deux pratiques, il est question d’une surface sensible où s’impriment des formes ou des forces. Cependant, les dessins ne représentent pas un motif ou une projection inconsciente à la manière surréaliste, ils n’ont pas non plus une dimension calligraphique. L’artiste les rapporte à une « énergie », c’est-à-dire à un acte. Un dessin est la matérialisation d’un acte dans un temps et un espace donnés. Le temps propre du dessin est celui de l’instant où la ligne se déploie. Il peut être ramassé dans les petits dessins ou dans ceux qui utilisent une répétition de points. Temps plus étirés ou addition d’instants dans les plus grands dessins où s’accumulent les tracés souvent de différentes couleurs. Même dans les vastes dessins muraux, la durée est limitée, elle correspond à « la nécessité de réagir à une situation immédiate (1) ». Or cette situation correspond à l’espace auquel le dessin doit répondre. Il est donc avant tout question de format et plus précisément d’échelle, car la surface vaut moins pour elle-même que par rapport au corps. Il s’agit de ressentir physiquement par une relation entre la main et la surface. Deux types d’oeuvres manifestent de manière extrême et opposée ce rapport à l’espace. Les dessins muraux, tout d’abord, se singularisent par un entrecroisement de plans dans lesquels le corps est appelé à évoluer, le déplacement physique du regardeur accompagne alors celui de la ligne. À l’inverse, Gelzer a réalisé une série de dessins sur des petits papiers au format d’une carte à jouer. Pour ces oeuvres qui tiennent dans la main comme pour celles inscrites dans l’architecture, il y a là confrontation à un rapport d’échelle qui appelle une réponse immédiate, imprévue, et qui détermine la forme de l’engagement du corps du dessinateur, en mouvement ample ou bien très concentré. Répondre, c’est agir l’espace, donner la transposition graphique d’une énergie, à la manière d’une décharge (et la connotation sexuelle de ce terme est volontaire). Ce développement du dessin dans le rapport à l’espace révèle quelque chose qui est de l’ordre d’une mesure et donc d’une connaissance. Gilgian Gelzer le compare à l’exploration d’un territoire sur le modèle de la carte, la carte construisant le territoire plus qu’elle ne le représente. Mais on pourrait rapporter aussi ce processus à l’exploration d’un corps, celui qui vient à se former et à exister par les caresses. Dans les caresses se joue un désir fait de répétitions, de reprises, vers une connaissance du corps de l’autre toujours inachevée, mais constamment relancée. De même, chez Gelzer, l’apparition de la forme est différée dans le cheminement des lignes. L’artiste cherche à éviter « l’idée d’organisation de la feuille, de composition, autant que celle de forme (2) ». La couleur vient accentuer cette suspension de la forme, empêcher son organisation au profit du rythme propre du dessin. Quel est alors l’enjeu de ces dessins ? Leur rythme justement, celui par lequel le plaisir se nourrit du désir de l’inachèvement de la forme, à rejouer indéfiniment.
OUVRIR LE RÉEL
Les dessins de Gilgian Gelzer se donnent dans cette contradiction, ou tension, entre la construction d’une forme et de son espace, d’une part, et un mouvement de dissolution de la forme ou son épuisement dans le tracé, d’autre part. Dans des oeuvres plus anciennes, l’image semblait parfois poindre, évocation d’une figure à son tour différée. Pris dans cette tension, ou face à elle pour nous qui regardons, il nous reste à suivre le désir de la ligne, ses accélérations, ralentissements, saturations ou respirations, à la manière d’un récit maintenu en suspens. Dans cet état d’indétermination de la forme s’opère une mise en jeu des possibles laissés ouverts, repris, relancés, sans qu’ils ne viennent se clore sur une image, fût-elle abstraite. Cette ouverture fait précisément écho aux photographies de Gelzer, dans lesquelles se manifestent un tremblement de la réalité, une indétermination du sens. Ces photographies montrent des fragments de paysages, d’architectures, de mobiliers urbains… mais il serait vain d’établir une liste de ces prises de vue qui relèvent de la collecte, sans détermination autre que les rencontres visuelles en dehors de l’atelier. Prises dans un cadrage plutôt neutre, ces photographies partagent à la fois une dimension formelle par le jeu des lignes qui traversent la composition et une étrangeté qui vient troubler le rapport au motif, lui donnant une sorte d’infamiliarité. De même, les dessins mettent en oeuvre une résistance à l’identification au profit d’une mise en mouvement constante, état d’ébullition, tohu-bohu de la matière informe avant qu’elle ne se fige en plusieurs entités distinctes. Si Gilgian Gelzer utilise le terme d’organisme au sujet de ses dessins, c’est parce que sa connotation vitaliste rend compte de cet état d’évolution entre croissance et dégénérescence, mouvement de métamorphoses permanentes. Des photographies « déséquilibrées » aux organismes graphiques, se donnent à voir une réalité multiple et changeante, indéfinissable, une matière inchoative prise dans un flux d’énergie en transformation constante. Dans ces entrelacs de lignes comme dans les photographies se manifeste une aspiration qui est celle de toute dynamique fictionnelle : ouvrir le réel à une existence démultipliée des possibles, brouiller les identifications, produire du différent et du divergent. (1) Gilgian Gelzer, « D’un médium l’autre, conversation avec Christophe Domino », Semaine, n°110, octobre 2006. (2) Gilgian Gelzer, « D’un médium l’autre», op. cit. Romain Mathieu enseigne l'histoire de l'art à l’École supérieure d'art et de design de Saint-Étienne et à l'université d'Aix-Marseille. Il est l'auteur d'une thèse sur Supports/Surfaces.
Gilgian Gelzer Né en/ born 1951 à/ in Berne Vit à/ lives in Paris. Enseigne à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris Expositions en 2015 galerie Jean Fournier, Paris