Passions d’absence sociologie de la disparition
David Le Breton
Disparaître de soi. Une tentation contemporaine
Métailié
On se réjouit toujours quand paraît un nouveau livre de David Le Breton, professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg et auteur d’une quinzaine d’ouvrages. L’approche théorique, le choix des sujets, le style de Le Breton sont on ne peut plus singuliers. Des liens se tissent entre ses essais qui s’intéressent au corps (le visage, la douleur, les tatouages et autres marques corporelles, le silence, la voix…), à la passion du risque ou encore à la marche. Tous ces sujets sont évoqués sous différentes facettes, avec de nombreuses références littéraires et dans une perspective résolument contemporaine. Pour résumer : Le Breton nous parle de « nous ». Dans ce dernier livre, Disparaître de soi, particulièrement fourni, Le Breton s’interroge sur ces états d’absence à soi – sommeil désiré, dépression, défonce, anorexie, adhésion à une secte, jusqu’à la disparition pure et simple (car disparaître est un droit reconnu par la Déclaration des droits de l’homme ; en France, le ministère de l’Intérieur estime autour de 2 500 par an les adultes disparus volontairement) –, états d’absence, de relâche dans une société où il s’agit de se construire en permanence, dans l’urgence et la mobilisation exacerbée. La tentation de se « défaire de soi », ne serait-ce qu’un moment, est vive car on ne saurait oublier que « les conditions sociales sont toujours mêlées à des conditions affectives ». Cette « disparition de soi » est le plus souvent vécue par les autres comme une désertion, un isolement qui suscite réprobation ou inquiétude. Mais celui qui aspire à disparaître n’en a que faire car « l’absence est mon destin », comme l’écrivit le si subtil Robert Walser qui ne désirait être qu’« un zéro tout rond ». Parmi les écrivains tentés par la disparition, Le Breton cite bien sûr la poétesse américaine Emily Dickinson qui s’est peu à peu enfermée dans sa chambre de la demeure familiale, ne recevant personne, ne faisant plus qu’écrire une poésie unique, incomparable. Le Breton cite également Samuel Beckett, dont toute l’oeuvre se situe sous le signe de la disparition. Ainsi que le roman peu connu et assez extraordinaire, Un
homme qui dort, de Georges Perec, où le héros apprend à « être une ombre ». Autre manière de disparaître : se multiplier pour n’être personne, ou la fameuse hétéronymie de Fernando Pessoa qui, à sa mort, à 47 ans, aura écrit à lui seul les oeuvres d’au moins cinq écrivains de génie, radicalement différents. Pessoa, dit à juste titre Le Breton, vivait à la fois dedans et dehors, comme derrière une vitre. « La fiction me suit comme une ombre, écrit Pessoa. Alors que tout ce que je voudrais, c’est dormir. »
« BLANCHEUR »
Dormir plutôt que vivre : c’était aussi le rêve de Baudelaire. Dormir comme renoncement. Mais l’excès de sommeil inquiétera ceux qui y voient une forme de néant. Freud, lui, perçoit dans le sommeil extrême une sorte de retour au corps maternel, une protection, un abandon. Dans les activités physiques ou sportives, la fatigue désirée permet à l’individu de s’effacer dans l’épuisement. Mais quand la fatigue est subie, elle s’accompagne de souffrance, de pression, de cette tyrannie de la réactivité qu’ont rendu possibles les nouvelles technologies. « La contrainte ne pèse plus sur les corps mais sur les esprits », note Le Breton. Contrainte qui conduit au burn out quand toutes les ressources ont été épuisées. « Dépressions » : Le Breton a pris soin de mettre au pluriel le titre de ce chapitre… C’est aujourd’hui l’un des troubles les plus couramment diagnostiqués dans le monde. Deuil, licenciement, séparation… sont des événements « déclencheurs », mais la dépression n’a pas toujours une raison claire. « Dépression » vient du latin depressio : « enfoncement » , qui traduit bien l e sentiment d’affaissement, d’effondrement, de chute. « Je ne lutte pas contre le monde, je lutte contre ma fatigue du monde », écrit Emil Cioran, cité ici. Quand l’individu « revient », quand il sort de la dépression, il peut avoir gagné en goût de vivre et d’être soi. Le Breton y insiste : les disparitions de soi se multiplient et varient à mesure que l’individu subit des pressions jusqu’au harcèlement. Pour tenter de donner une appellation commune à ces différents phénomènes, Le Breton a trouvé le mot de « blancheur », proche du retrait, de la fatigue, du vide comme dernier refuge. Cette « blancheur », dit-il, n’est pas éloignée des vertus paradoxales de la « fadeur » que l’on rencontre dans la tradition chinoise : une sorte de détachement qui permet, enfin, de jouir pleinement et de façon personnelle du monde et de choisir son existence : de s’inventer. Ainsi se vit la disparition radicale : on part sans laisser d’adresse, seul, loin et libre. Pour certains, c’est une forme « douce » de suicide. Pour d’autres, il fallait rompre, cela s’imposait. La disparition radicale s’organise méticuleusement. De nombreux actes sont à accomplir, et d’abord la négation de son état civil. Ensuite, la mise hors d’atteinte : ne jamais laisser la moindre trace. Sans aller jusqu’à ce choix définitif, on peut – parce que la solitude est nécessaire, parce que nous ne nous comprenons pas toujours nous-mêmes –, plus humblement, comme l’écrivait Montaigne, « se réserver une arrièreboutique, toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établirons notre vraie liberté ».
François Poirié