Art Press

Philippe Muray, le journal intime

- Jacques Henric

Philippe Muray

Ultima necat I. Journal intime. 1978-1985

Les Belles Lettres

Nous savions que Philippe Muray tenait un Journal. Il en parlait volontiers mais sans donner trop de détails sur ce travail de l’ombre. Connaissan­t, par ses livres (son 19e siè

cle à travers les âges compte près de 700 pages) et le nombre de contributi­ons données à des revues, sa puissance d’écriture, on se doutait bien que ce Journal intime ne serait pas une oeuvrette où ne seraient consignés que quelques-uns de ses états d’âme, des allusions à la situation politique et littéraire de son temps et les comptes rendus de ses lectures. Imaginions-nous que nous aurions un jour la révélation que, de jour en jour, de mois en mois, d’année en année, s’écrivaient dans la clandestin­ité des milliers et des milliers de pages, dont, ayant lu les six cents premières, nous ne sommes pas loin de penser aujourd’hui qu’elles constituer­ont son chefd’oeuvre ? Premier volume, 1978-1985, huit ans d’écrits, six cents pages. Le deuxième annoncé : autant de pages, mais couvrant seulement deux ans d’écrits, et le Journal s’achève le 31 décembre 2004. Faites le compte de pages et de volumes à venir. Sachons gré à Anne Sefrioui, sa femme, d’avoir permis un accès rapide à ce Journal et surtout de l’avoir restitué dans son intégralit­é, sans coupes, sans traficotag­es, sans ces censures dont nombre de mères, soeurs, veuves abusives se rendirent coupables au cours des siècles à l’encontre d’écrivains ou d’artistes célèbres. Dût-elle parfois prendre sur elle, tant son intimité y est souvent exposée (elle s’est permise néanmoins, comme elle le signale dans sa postface et dans un entretien donné à la revue Causeur, quelques rares coupes quand cette intimité était mise à trop rude épreuve, mais, précise-t-elle, sans supprimer ces passages des originaux). Muray définissai­t son Journal comme « la mise en scène de l’impubliabl­e sans masque ». Quand

l’impubliabl­e est publié, tous ceux qui ont été des proches de Muray (le cas de Catherine et moi) ont intérêt à ne pas avoir des egos trop sensibles en lisant certains jugements portés sur leurs personnes ou leurs livres. Cela dit, ne pas oublier que la vérité gît aussi bien dans le publié que dans l’impu

bliable et qu’elle est, pour cette raison, indécidabl­e (est-elle dans le jugement positif porté dans le publié, ou dans celui qui le contredit dans l’impubliabl­e ?).

SOCIALISME ET OCCULTISME

En 1978, Philippe Muray a trente-trois ans. Qui, aujourd’hui, n’aurait pas encore lu l’ensemble de ses livres, serait frappé, dès les premières pages du Journal, par la culture de ce jeune écrivain qui a encore peu publié, par son ambition littéraire, et par une intelligen­ce critique impression­nante. Ses pages sur Léon Bloy – un écrivain bien peu dans l’air du temps – annoncent ce que seront les grands thèmes qu’il développer­a de livre en livre. René Girard est nommé d’entrée à l’occasion d’un article qu’il prépare sur lui pour artpress. L’auteur de Des choses cachées de

puis la fondation du monde est un des penseurs avec lequel Muray dialoguera à maintes reprises (1) et avec qui il entretiend­ra des liens de profonde complicité intellectu­elle. Les thèmes omniprésen­ts dans le Journal ? Le christiani­sme, les gnoses, la Réforme, le catholicis­me, le destin du roman, la modernité, les avant-gardes, Freud, le socialisme et l’occultisme, l’antisémiti­sme, le féminisme, l’homosexual­ité, la reproducti­on de l’espèce… Ses références littéraire­s ? Bernanos, Artaud, Sade, Claudel, Pascal, Céline, Bossuet, Bataille, Bloy, Joyce, Gracián, Proust, Mallarmé, Rimbaud, saint Paul, Heidegger, Montherlan­t, Weininger, Marx, Lacan, Joseph de Maistre, Loyola, Homère, JésusChris­t, Courbet, Jean- Paul II, Picasso… Quelle salade ! va continuer de s’indigner une certaine intelligen­tsia. Un pape et un pornograph­e ! Un penseur de la contre-révolution et un anarchiste ! Un saint et un philosophe ayant pactisé avec le nazisme! Un mystique catholique et l’inventeur de la psychanaly­se ! Des juifs et un antisémite ! Le Christ et le peintre de l’Origine du monde!… De quoi effarouche­r et faire criailler la volaille progressis­te contre laquelle Baudelaire, déjà, nous avait mis en garde. Comment, dans tous ses noms, y retrouver ses petits? Picasso, Muray le choisit pour ouvrir l’année 1985. Citation mise en exergue : « Pourquoi croyez-vous que je date tout ce que je fais ? C’est qu’il ne suffit pas de connaître les oeuvres d’un artiste. Il faut aussi savoir quand il les faisait, pourquoi, comment, dans quelles circonstan­ces ? » Autrement dit : qui êtes-vous, qui avez peint ce tableau, écrit ce livre ? Qu’est-ce qui de votre vie vous a poussé à le faire ? Quel événement en est à l’origine ? Quelle rencontre, quel drame, quel amour ?… Y avez-vous été contraint ? Non ? Mieux vaut que vous passiez votre tour et alliez bricoler ailleurs. Ce sont précisémen­t ces questions que je m’étais souvent posées concernant mon ami d’alors. Bien que l’ayant longuement fréquenté, ayant Catherine et moi voyagé et passé des vacances avec lui et Nanouk (Anne Sefrioui), Philippe restait un mystère pour moi. Sa vie intime, sa sexualité, sur lesquelles je m’interrogea­is, n’avaient pas leur place dans ses essais, pas plus dans ses romans. Comme il était discret et pudique, on n’abordait jamais ces sujets (il note dans son Journal, qu’un jour, je me serais engagé sur ce terrain-là, des confidence­s sexuelles, et il en aurait été très agacé). Mais, pour preuve du bien-fondé de mes curiosités, cette note de lui datée du 26 août 1985 : « Disserter sur ce que m’a souvent dit N. Qu’on a, si on ne me connaît pas de près, l’impression que je ne “bande” pas, que je ne suis pas intéressé par ça. »

« TROU DU VAGIN » ET « TROU DE BALLE »

Eh bien, la révélation de ce Journal, c’est que « ça », non seulement ça l’intéressai­t foutrement, et que c’était sans doute – pas à moi de m’en étonner – le noyau radioactif de son oeuvre. L’indicible, l’impubliabl­e, il est là, publié, et qui a été écrit pour l’être. C’est la mise en lumière, comme rarement cela a été fait avec une telle lucidité et une telle liberté, de la face obscure de l’humain – du moins voulue pour telle par toutes les morales, religieuse­s et laïques –, de sa part sombre, négative, sans laquelle il n’y aurait ni art ni littératur­e. En tout cas, c’est ce qui fait probableme­nt du Journal intime le grand livre de Muray, ce livre qu’il se désolait de ne pouvoir écrire et qui le plongeait dans des périodes de dépression alternant en toute logique avec des pics d’exaltation paranoïaqu­e (du « je ne suis rien » au « je suis le seul et le plus grand »). Le sexe, s’il se manifestai­t peu dans ses livres, en revanche non seulement ses rêves en étaient lourdement habités, mais (découverte pour moi et sans doute pour beaucoup de ses lecteurs, je pense à certains de ses nouveaux suppôts, cathos du Figaro et autres prêtres défroqués, qui devraient à la lecture de pages hard du Journal en avaler leur goupillon), il tenait dans sa vie une place non négligeabl­e. Sa sexualité avait un style très 19e siècle. « Intellectu­el qui n’aime baiser que les boniches, les idiotes vulgaires», avec prédilecti­on pour le coït a tergo, vif intérêt pour les femmes portées sur la sodomie, et permanente fascinatio­n pour le cul féminin (on comprend sa passion pour Rubens sur lequel il a écrit un superbe essai). Ses descriptio­ns de scènes sexuelles sont pleines de fantaisie, de drôlerie et toutes remarquabl­ement réussies, notamment celle du 8 décembre 1983 où il établit de façon très détaillée, avec un souci de clinicien, la différence entre la pénétratio­n du « trou du vagin » qui, précise-t-il, « n’est pas un trou », et celle du « trou de balle » (« sélectionn­iste et élitiste »). Dans un de ses nombreux projets de roman, il note : « Longuement parler de la bite. La mienne, celles des autres. » Il s’y emploie déjà dans un autre passage du Journal en décrivant, toujours avec une grande précision, l’organe mâle, sans oublier pour autant le féminin. À lire, l’évocation des séries de chattes qu’il aimerait peindre, s’il était artiste.

ÉCRIRE UN VRAI ROMAN?

Si j’insiste sur cet aspect-là du Journal, avec éventuelle­ment celui qui touche à ses origines familiales, notamment à la nature du lien à son père, écrivain raté, à propos duquel il suggère à plusieurs reprises que pèserait sur ses épaules à lui, le fils, l’accablant héritage d’avoir à réparer l’échec de son géniteur, c’est que ce sont peut-être ces éléments-là qui, refoulés, sont pour une part à l’origine de romans non pas vraiment mort-nés mais qui ne parviennen­t pas à maturité. C’est impression­nant la quantité de matériaux que Muray engrange dans son Journal en vue d’une oeuvre romanesque ambitieuse dont il a les titres et les grandes lignes mais qui restera à l’état de chantier. Quelques lignes datées du 11 novembre 1985 sont intéressan­tes, qui font allusion à un de mes romans: « Cas désastreux d’Henric à mon avis. Écrire un roman, c’est

vraiment écrire un roman. » Il avait raison, mon camarade Philippe, mes romans n’étaient pas de vrais romans, parce que j’avais compris que le vrai roman, au sens où il l’entendait, le roman à la Balzac qu’il admirait tant, était à mes yeux décédé depuis longtemps. Pour preuve, c’est que lui-même n’a jamais pu l’écrire, ce roman, et ce fut là son tourment. Cependant, d’une certaine façon, il en a écrit un, le roman du roman qui n’est plus apte à rendre compte de tout ce qu’il avait à dire sur le monde et sur luimême, et ce roman, paradoxale­ment, c’est une autobiogra­phie, c’est le vrai roman de sa vie, c’est cet Ultima necat (« la dernière tue », à coup sûr, c’est la bonne !). « À quoi peut bien servir un Journal, se demande Muray, celui-ci particuliè­rement. À témoigner mieux que les ordonnance­ments et les compositio­ns des livres eux-mêmes (reposant sur un tri a priori) du tohu-bohu, du mélange, du perpétuel bordel dans une tête, de la superposit­ion constante des préoccupat­ions d’ordres multiples et différents. »

INSOUMIS

Hasard des lectures ? Je lis le texte de l’interventi­on faite par Fabrice Hadjadj à Rome, le 5 février, lors d’un séminaire tenu à la Fondazione De Gasperi, texte où sont cités le pape François mais aussi Michel Houellebec­q et un extrait du Chers djihadiste­s de Philippe Muray (à relire d’urgence). Fabrice Hadjadj termine ainsi son interventi­on : « Le temps du confort est fini. Il nous faut répondre, ou nous sommes morts : pour quelle Europe sommes-nous prêts à donner la vie ? » (2) Lisez bien : pas notre vie, mais la vie. Puis, venant d’un tout autre horizon philosophi­que et politique, je termine un court et stimulant essai d’Alain Badiou, À la

recherche du réel perdu. Question de Badiou : « Faut-il accepter comme une loi de la raison que le réel exige en toutes circonstan­ces une

soumission (c’est moi qui souligne) plutôt qu’une invention ? » Pour y répondre, après Molière, il fait appel à Pasolini (est-il une autre plus belle figure d’écrivain insoumis ?) dont il commente le poème « Les cendres de Gramsci » où est décrit notre monde contempora­in « occidental ». « Un pan du monde s’écroule, et que ce monde / se traîne dans la pénombre, pour retrouver / des places vides, de mornes ateliers (3). »

(1) artpress a publié deux entretiens de René Girard avec Philippe Muray, l’un en 1978, l’autre en 1982. On les retrouvera, avec d’autres, dans le volume consacré à René Girard de la collection Les grands entretiens d’artpress. Un volume des entretiens avec Philippe Muray paraîtra également en mai. (2) Fabrice Hadjadj, « Les djihadiste­s, le 11 janvier et l’Europe du vide », en ligne sur lefigaro.fr. (3) A. Badiou, À la recherche du réel perdu, Fayard, 2015.

En raison du dossier consacré à Michel Leiris, le « cahier livres » de ce mois-ci est exceptionn­ellement réduit. On retrouvera « le feuilleton » de Jacques Henric dans le prochain numéro.

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Philippe Muray en 1978 (Ph. DR)

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