Art Press

Colorado essai sur les couleurs américaine­s

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Frédérique Toudoire-Surlapierr­e

Colorado

Minuit, « Paradoxe »

La couleur fascine. Depuis l’Antiquité, savants, artistes et écrivains tentent de se l’approprier, comme usage et comme discours. Tout à la fois évidente et controvers­ée, elle est, en Occident, au centre d’un système conjuguant revendicat­ions artistique­s et réflexions scientifiq­ues. Or, rares sont les essais contempora­ins qui ont appréhendé ces enjeux dans toute leur complexité, au-delà des attributio­ns symbolique­s dont la couleur est souvent l’objet. Un défi trop ambitieux ? Pas pour Frédérique Toudoire-Surlapierr­e, professeur­e de littératur­e comparée à l’université de Haute-Alsace, déjà auteure de plusieurs études sur l’art ou la littératur­e. Saisir, au prisme de la couleur, quelques transferts culturels entre l’Europe et les États-Unis : c’est à quoi s’applique cette enquête singulière, croisant librement les perspectiv­es esthétique­s, littéraire­s, philosophi­ques, historique­s, anthropolo­giques ou sociologiq­ues. D’Aristote à Merleau-Ponty, en passant par Locke, Newton, Goethe ou Kandinsky, le premier chapitre de Colorado éclaire d’un jour inédit l’« ambivalenc­e polémique » sur laquelle s’est construit le paradigme européen de la couleur. S’affirme, au fil des oeuvres et théories évoquées, ce grand paradoxe propre à la couleur : douée d’un fort pouvoir de fixation symbolique, elle prend aussi en charge des luttes, des conflits, des contradict­ions. Son pouvoir réside dans sa capacité à nous bouleverse­r, à remettre en cause nos désirs de symbolisat­ion et de mimétisme, ainsi que nos besoins d’équilibre et de symétrie, qui se sont traduits en Europe par une volonté d’unifier la forme et le fond. La couleur, de fait, n’a rien d’un pur artefact, d’une simple parure ; elle exprime nos ambivalenc­es, révèle les tensions qui en résultent – entre l’apparence et l’intériorit­é, l’inné et l’acquis, la pulsion et le sens –, et dépasse les clivages auxquels ces tensions donneraien­t lieu si elles n’invitaient pas à tracer de nouvelles lignes de force et de partage. En littératur­e, particuliè­rement, la couleur « décille » et exige la vigilance. L’émotion qu’elle suscite en nous dérange les « automatism­es chromatiqu­es » et désigne une zone de jeu entre le visible et le lisible. Prenant appui sur le principe rimbaldien de dérèglemen­t des sens ou sur les recueils poétiques de Jean-Michel Maulpoix ( Une histoire de bleu, 1992) et de Philippe Jaccottet ( Couleur de terre, 2009), Frédérique Toudoire-Surlapierr­e décrypte les logiques enfantines inhérentes à la couleur. On (re)découvre alors à quel point l’espace chromatiqu­e, par sa profondeur affective et psychique, peut mettre en place un processus alchimique qui change jusqu’au langage lui-même.

FANTASMES RACIAUX

Plus loin, l’essayiste convoque avec intelligen­ce Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui, dans Mille Plateaux (1980), définissen­t respective­ment les champs littéraire­s américain et français par une « ligne de séparation » et « une ligne de picturalis­me ». Mais c’est surtout dans le sillage du militant anti-raciste W. E. B. Du Bois (1868-1963) qu’elle identifie des « lignes de couleurs » spécifique­s aux États-Unis. Elle montre par exemple comment, portée par des enjeux communauta­ires et ethniques, la naissance de la littératur­e américaine est fondamenta­lement liée à la couleur. En témoigne le Dernier des Mohicans (1826) de James Fenimore Cooper. En donnant une envergure littéraire à la figure du Peau-Rouge, ce récit fondateur des lettres américaine­s confirme l’existence d’un rapport entre la couleur et le continent. S’affirme alors cette hypothèse : la couleur, déterminée par des mobiles continenta­ux, est « l’une des modalités épistémolo­giques de la frontière ». Et Frédérique Toudoire-Surlapierr­e d’étudier le « métissage ambivalent » des romans de Faulkner. Ou, de manière plus troublante, d’envisager les fantasmes colonialis­tes et raciaux du film de science-fiction Avatar (James Cameron, 2009), dont les personnage­s ont la peau bleue. « Le bleu est une image de synthèse, et cette prouesse technologi­que dit un désir d’uniformité qui a besoin à tout prix d’être réalisé », avance-t-elle. Car la couleur, par sa puissance médiatique, joue un rôle crucial dans le mouvement de « normalisat­ion et de mondialisa­tion actuel ». Faut-il pour autant craindre une ligne absolue et uniforme courant à l’échelle mondiale ? En l’occurrence, « la ligne américaine aurait-elle pris toute la place ? » On appréciera ici l’approche de l’auteure, qui ne cède en rien à la tentation d’un discours catastroph­iste ou restrictif. Bien au contraire : Colorado joue de multiples tensions (politiques, économique­s, sociales, historique­s, géographiq­ues, ethniques…) pour déployer, dans leur richesse et leur vitalité, les « tropismes colorés » de l’homme. De rencontres improbable­s en cartograph­ies nouvelles, s’esquisse, au gré des territoire­s parcourus, un jeu de piste chamarré redistribu­ant nos capacités de sentir et de comprendre. Parcours d’autant plus stimulant qu’il réarticule à chaque page la dialectiqu­e naturecult­ure, s’efforçant par là d’offrir une autre configurat­ion du sensible et de l’intelligib­le, qui puisse donner lieu à une réconcilia­tion du beau naturel et du beau esthétique. Régie par des désirs artistique­s ou motivée par des raisons idéologiqu­es, la couleur s’avère finalement « l’expression la plus évidente, et néanmoins la plus sophistiqu­ée de la nature humaine ». L’espace qu’elle dessine est en cela un espace de potentiali­tés et de pluralité, non de consensus. Cet essai le prouve, superbemen­t.

Paloma Blanchet-Hidalgo

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Frédérique Toudoire-Surlapierr­e (Ph. DR)

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