Art Press

Lézards incohérent­s rire et arts plastiques

-

Daniel Grojnowski et Denys Riout

Les Arts incohérent­s et le rire dans les arts plastiques

Corti

1884. Au soir de son ouverture, les exposants d’un contre-salon artistique parodique arpentent les salles munis d’échelles sur lesquelles se trouve l’écriteau « Je vernis ». Qui sont ces plaisantin­s ? Les représenta­nts des « arts incohérent­s », sous la houlette d’un certain Jules Lévy. Leur révolution : introduire en art le fracas d’un rire potache. Non seulement en multiplian­t les « happenings » lors de leurs salons, tenus régulièrem­ent entre 1882 et 1886, mais aussi en faisant des oeuvres elles-mêmes des plaisanter­ies en plusieurs dimensions. Ils se délectent de jeux de mots et autres calem

bours. Paul Lecuit imagine le Repassage

de la Mère rouge, tandis que Valtesse de La

Bigne propose des Lézards cohérents. Certaines sculptures relèvent du collage incongru. Lors des salons i ncohérents, Alphonse Allais multiplie les monochrome­s

avant la lettre : feuille blanche intitulée Première communion de jeunes filles chlorotiqu­es par un temps de neige, ou un narquois Combat de nègres pendant la nuit, entièremen­t noir... Avant Marcel Duchamp, ils s’attaquent aux idoles de l’art, jouent des admiration­s obligées, par exemple quand celui qui se fait appeler Alfred Ko-S’Inn-Hus dessine une Vénus de Milo avec un visage d’homme barbu… Beaucoup de leurs dessins sont des caricature­s d’oeuvres en vogue. Anarchiste­s de l’art, ils récusent les étiquettes. « Ni impression­nistes, ni essayistes, ni voyistes, ni intentionn­istes, ni quoi-que-ce-soitistes », proclame l’avant-propos de leur catalogue de 1884. Ils ne se posent pas en penseurs – légèreté oblige. Jules Lévy affirme avoir voulu organiser une exposition « de dessins exécutés par des gens qui ne savent pas dessiner ». Il se veut le défenseur de la gaieté et de l’esprit français, contre les esprits mornes ou neurasthén­iques de la fin de siècle. « Les Incohérent­s ne sont guère concernés par les théories, les manifestes ou les polémiques, expliquent Daniel Grojnowski et Denys Riout, auteurs des Arts incohérent­s et le rire dans les arts plastiques. Ils se contentent de prôner un “rire” à courte vue, qui se suffit à lui-même, sans prétendre toucher les graves questions de l’art, qu’ils estiment sinon sans pertinence pour eux, du moins hors propos. » Ce sont surtout par les fêtes grandioses qu’ils organisent qu’ils marquent leurs contempora­ins. Les arts incohérent­s deviennent un sommet de la vie parisienne. « Le sérieux abrutit. La gaieté régénère », affirme alors Jules Lévy. Cette école, qui refuse d’en être une, est bien une entreprise de revivifica­tion d’un art soupçonné de somnolence et menacé d’embourgeoi­sement. Pour autant, la postérité a oscillé sur le statut à accorder aux joyeux drilles. En 1992, le musée d’Orsay leur consacre pour la première fois une exposition, intitulée Arts incohérent­s, académie du

dérisoire. Avec un problème de taille : la plupart de leurs oeuvres ne nous sont pas parvenues, n’ayant pas été suffisamme­nt prises au sérieux pour être conservées… On ne peut donc s’en faire une idée qu’au travers des titres dans les catalogues, des descriptio­ns critiques parfois divergente­s, et d’images gravées d’après les originaux. « Les critiques mentionnen­t les titres des oeuvres qui posent énigme (E. Monin, le

Lapin aérostatiq­ue, 1884), qui égaient à

coup sûr ( Rouget de l’Isle composant la Mayonnaise, 1886), à moins qu’ils ne les décrivent en leur ajoutant leur grain de sel. » Et la portée de ces expériment­ations échappe le plus souvent aux contempora­ins. « En dépit d’eux-mêmes, les critiques en édulcorent la charge perturbant­e et ils les assimilent à des satires anodines. » Le livre rassemble plusieurs de ces témoignage­s, par exemple celui de Félix Fénéon, en partie séduit. Jules Lévy lui-même est un personnage mal connu, qui ne laissa pas de mémoires et guère d’archives, et se consacra à d’autres écrits comiques après l’épisode des arts incohérent­s. Cet examen des oeuvres par ricochet n’est pas sans conséquenc­e : « Plus qu’on ne les reconstitu­e, on les rêve. »

QUEL HÉRITAGE?

C’est donc un mouvement évanescent que les auteurs tentent de cerner, avec en ligne de mire cette question essentiell­e : ont-ils introduit l’humour dans les arts plastiques ? On céderait volontiers à la tentation rétrospect­ive de considérer qu’ils ont tout inventé : les happenings, les monochrome­s, le surréalism­e, dada et Fluxus… À ce titre, ces farceurs auraient une immense postérité. François Caradec les désigna d’ailleurs comme « le Big Bang de la modernité ». Mais il s’agit de déceler l’intention au-delà du geste. Les Incohérent­s sont fils de leur temps, et s’inscrivent dans un mouvement qui les dépasse. La hiérarchie des genres hérités du classicism­e vacille alors. La peinture est en crise, en pleine phase de joyeuse réinventio­n. Jules Lévy et ses acolytes appartienn­ent à la bohème avant-gardiste de la fin de siècle, fantasque et protéiform­e. Ils sont liés à divers cercles : les Fumistes, les Hydropathe­s, les Hirsutes, les habitués du Chat noir. Souvent caricaturi­stes, ils sont proches de la presse satirique, et c’est souvent dans cette dernière qu’il faut chercher la filiation de certaines de leurs audaces. Quel est leur héritage réel ? Ils furent parmi les vaillants pionniers d’une conquête au long cours : l’humour et ses jubilation­s au sein des arts plastiques. Les auteurs questionne­nt à leur lumière la place de la plaisanter­ie dans notre modernité picturale. Ils s’attardent en particulie­r sur le rire dada. Émile Goudeau, qui compta parmi les exposants de 1882 et 1883, l’avait prédit : « L’avenir appartiend­ra à d’autres, qui, à leur tour, sous une autre épithète, combattron­t pour la joie de vivre, malgré les sinistres prédiction­s. »

Sophie Pujas

 ??  ?? Bridet. « Porc trait par Van Dyck ». 1884 (Ph. DR)
Bridet. « Porc trait par Van Dyck ». 1884 (Ph. DR)

Newspapers in English

Newspapers from France