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Juan José Saer marcher droit ?

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Juan José Saer

Glose Traduit par Laure Bataillon

Le Tripode

Que peut-il donc bien se passer sur une distance relativeme­nt modeste de deux mille cent mètres ? Même courte, la promenade peut s’avérer pleine d’imprévus. 23 octobre 1969, quelque part en Argentine, Angel Leto descend de l’autobus et décide de suivre l’artère principale, en ligne droite, ou presque, en flânant, puisqu’il fait beau. Il y rencontre son ami le mathématic­ien – en fait, plutôt un jeune ingénieur. Ils décident d’unir leurs pas pour aller en centre ville. Rien de plus tranquille, et le mathématic­ien, qui revient d’un long séjour en Europe (c’est un garçon brillant qui voyage beaucoup et qui porte beau), entame la discussion avec son ami resté au pays. Ils parlent d’une fête qui, quelques jours plus tôt, a rassemblé plusieurs de leurs connaissan­ces communes. L’un raconte à l’autre ce qu’on lui en a raconté. Quelle belle soirée cela devait être ! Ils ont déjà parcouru sept cents mètres. Et puis, dans le flot de la circulatio­n piétonne, ils rencontren­t un autre de leurs amis, un journalist­e. Lui était à la fête. Ils sont désormais trois sur le trottoir devenu trop étroit pour eux, et la version des festivités du nouvel arrivant est totalement différente. L’intrigue de Glose est donc très simple. Pourtant, la vie est ainsi faite que, même en deux mille cent mètres, tout ce que l’on croyait être peut disparaîtr­e et laisser place aux doutes les plus existentie­ls. « Si le temps était comme cette rue, se mit à penser le mathématic­ien au tiers de leur parcours, il serait facile de revenir en arrière ou de le parcourir en tous sens, de s’arrêter où l’on voudrait, comme dans cette rue droite qui a un début et une fin, et les choses donneraien­t l’impression d’être alignées, d’être rugueuses et propres, comme ces maisons de week-end bien léchées dans un quartier chic. » Dans son précédent roman, l’Ancêtre, Juan José Saer (1937-2005) racontait l’histoire d’un navire parti en 1515 pour le Nouveau Monde. Un jeune matelot avait été fait prisonnier par une tribu d’indigènes et relâché des décennies plus tard. Si les indigènes avaient fini par offrir la liberté au jeune garçon, ce n’était que pour une seule raison : à travers son témoignage, la tribu – ses coutumes, son histoire – survivrait. Et, effectivem­ent, le mousse, revenu en Europe, devient acteur – en somme, met en mots, verbalise son aventure et, âgé de 75 ans, écrit son autobiogra­phie. Saer, en s’inspirant du récit que fit Francisco del Puerto de sa véritable aventure dans une tribu des Amériques, faisait ainsi du lecteur l'un des maillons de cette chaîne, de cette longue généalogie permettant de sauver de l’oubli cette tribu disparue. Dès lors, il n’est pas inintéress­ant de rapprocher l’Ancêtre et Glose. Les deux livres de Saer sont comme complément­aires et interrogen­t tous deux les liens qui unissent l’oralité, la mémoire, l’écriture et la fabricatio­n d’un récit. Si, dans l’Ancêtre, Saer dit s’appuyer sur les mémoires d’un jeune marin, et donc d’une source – sans doute peu fiable – remaniée et romancée, il agit ici autrement. Car ce qui fait de Glose un livre plus étonnant encore est que Saer semble le construire au fur et à mesure. C’est, en ce sens, un roman en marche: les personnage­s hésitent sur la retranscri­ption de leurs souvenirs, reviennent sur leurs dires, inventent, digressent, tout comme Saer ponctue son récit de fausses hésitation­s sur ce qu’il fait dire, ou faire, à ses personnage­s. Alors, qui croire ? Le mathématic­ien, Leto, le troisième larron, Saer, la parole reçue, la parole retranscri­te, ou celle imprimée ? Si les personnage­s avancent vers le centre ville, le récit, lui, ne cesse de faire des pas de côté et des allers-retours temporels. Et, c’est sans aucun doute cette perdition, pourtant en ligne droite dans l’artère principale de la ville, qui fait de Glose un roman inclassabl­e et réjouissan­t.

LA MARCHE DE L’HISTOIRE

Réunir des auteurs provenant d’un même pays, d’une même ville, Buenos Aires en l’occurrence, peut s’avérer périlleux. L’on pourrait pourtant rapprocher Glose des méandres aventureux mis en place dans les romans d’Adolfo Bioy Casares, ou de certaines nouvelles de Julio Cortázar. Si les récits de Saer sont sans doute moins baroques que ceux de ses deux compatriot­es, on retrouve, malgré tout, ces personnage­s dans le déni de la réalité, aux prises avec un univers clos dans lequel des interactio­ns hasardeuse­s viennent perturber la vision de ce qu’ils pensaient certain et acquis. Et si Glose nous rappelle précisémen­t un autre livre, c’est sans doute

Op Oloop (1934) de Juan Filloy, dans lequel un statistici­en, Optimus Oloop, erre en proie à la folie durant dix-neuf heures et quarantene­uf minutes dans les quartiers de Buenos Aires : il ne comprend pas que la logique mathématiq­ue ne colle pas à sa réalité du monde. Et, immanquabl­ement, au bout de sa course, son univers s’écroule. De la même manière, les deux kilomètres cent de Leto et du mathématic­ien vont, non seulement, être l’origine d’une remise en cause totale de leurs croyances, mais aussi marquer la fin des illusions de nos héros dans cette période où, rappelons-le, l’Argentine est dans une crise politique forte et n’a pas terminé de connaître les soubresaut­s de (la marche de) l’histoire.

Alexandre Mare

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Juan José Saer (Ph. DR)

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