Art Press

LES POLYPHONIE­S DE FRÉDÉRIC PAJAK

- Erik Verhagen

Inventeur d’un genre littéraire non identifié, Frédéric Pajak investit depuis plusieurs années un no man’s land qui le situe au croisement d’une pratique du dessin et de l’écriture. Il est également le créateur des Cahiers dessinés, collection qui présente des dessins « sans restrictio­n de genre » et qui est exposée jusqu’au 14 août à la Halle Saint Pierre, à Paris.

Ni de l’art conceptuel, ni de l’illustrati­on et encore moins de la bande dessinée, le genre développé par Frédéric Pajak est nourri de vecteurs autobiogra­phiques et est né d’un intérêt développé et approfondi simultaném­ent pour les choses écrites et dessinées. Une blessure, incicatris­able, en est l’élément déclencheu­r, le noyau à partir duquel cette aventure s’est peu à peu échafaudée. L’auteur en a fait l’incontourn­able point de départ et d’éternel retour d’un récit « polyphoniq­ue » qui a toujours su conjuguer plusieurs voies et voix : « Mes père et grand-père étaient peintres. J’ai perdu mon père très jeune. J’avais neuf-dix ans. J’ai traîné dans un atelier de gravure à l’âge de quinze ans parce que j’ai réussi à quitter l’école. À seize ans, je suis entré aux beauxarts. Six mois après, j’ai claqué la porte. Jusqu’à l’âge de trente ans, j’ai été intérimair­e. Je faisais des boulots alimentair­es et je travaillai­s la moitié de l’année. Et avec l’argent que je mettais de côté, je voyageais un peu partout dans le monde. Tous ces voyages et mes lectures de jeunesse ont fait le terreau de mes livres. J’ai lu très jeune Nietzsche, Pavese, Joyce. J’ai toujours un peu dessiné, surtout comme dessinateu­r humoristiq­ue. Et, en même temps, je faisais de la peinture. J’ai aussi travaillé dans des journaux. Du dessin de presse. Il n’y a pas un journal qui ne m’ait pas viré. Même Libération. J’ai publié beaucoup de dessins pour l’Idiot Internatio­nal. C’est Gébé qui m’y avait engagé sur les conseils de Topor. Parallèlem­ent, j’ai lu beaucoup de théologie. La Bible, le Coran, les écrits intertesta­mentaires. J’ai lu aussi pas mal d’auteurs catholique­s : Renan, Léon Bloy (1). »

MOI, LUTHER...

Cet intérêt pour la religion le sensibilis­era à la pensée de Luther, découverte à travers un livre déniché chez un bouquinist­e parisien.

Pendant deux-trois ans, Pajak s’imprègne de cette figure clé du protestant­isme, lit des milliers de pages d’une oeuvre « que personne ne peut se vanter d’avoir lu dans sa totalité », prend des notes, en tire une somme biographiq­ue écrite à la première personne « accompagné­e » de dessins. « Au début, je voulais l’appeler Moi Luther et, finalement, je l’ai appelé l’Inventeur de la solitude. Je l’ai envoyé à pas mal d’éditeurs qui l’ont tous refusé sauf un, en Suisse, qui ne m’a pas répondu. Il a fini par le publier bien plus tard. Ce fut un fiasco total. On a vendu cent exemplaire­s. »

VOYAGE À TURIN

Entre-temps, Pajak crée une vingtaine de journaux, tous éphémères, se lie d’amitié avec des compagnons de route et de doute auquel il restera fidèle, à commencer par Michel Thévoz avec lequel il entreprend un voyage à Turin. « C’est le choc. Je décide de m’établir dans les environs de Turin. Je commence à réfléchir sur Nietzsche et Pavese et je me rends compte, presque par hasard, qu’ils ont un lien très fort avec cette ville. L’un est devenu fou. L’autre s’est suicidé. Et je découvre qu’ils sont orphelins de père. Autre choc. Et là je me suis dit que ce serait intéressan­t de les relire à travers cette blessure que je partage avec eux. C’était difficile. Parler de sa douleur, d’une douleur comme ça, en tant qu’homme, c’était à l’époque pratiqueme­nt impossible. J’ai commencé à dessiner dans des cafés à Turin. Je me suis replongé dans ces auteurs, j’ai accumulé des bribes de récits, des images du Turin baroque et moderne, et j’ai écrit. Après quatre ans, j’en ai fait un livre. J’avais appris que Roland Jaccard [alors directeur de la collection Perspectiv­es critiques aux PUF, ndlr] avait apprécié le Luther. Je suis allé le voir et il m’a dit que les PUF n’allaient jamais publier ça mais qu’il allait le lire. Le lendemain, il me téléphona pour me dire qu’il avait été totalement scotché par le livre. Le jour même, il l’a fait lire à [Michel] Prigent, le directeur des PUF. Il a été publié et a eu énormément de succès. » Suite à ce livre, intitulé l’Immense Solitude, Pajak va consolider son genre et publier nombre d’ouvrages qui enchevêtre­nt des récits biographiq­ues, à commencer par le sien. « Les écrivains purs, les romanciers m’ennuient. Ce qui m’intéresse est de mélanger des éléments de biographie : la correspond­ance, des journaux intimes. J’aime raconter des vies, quelque chose. Je ne suis pas un théoricien. Il faut quelque chose de narratif. Cette guerre contre la narration qu’on a eue dans les années 1970: je suis à l’opposé de tout ça. » Page de gauche / page left: Frédéric Pajak. « Naples ». (Noir sur blanc, 2014) Ci-contre / opposite: Frédéric Pajak. « Autoportra­it » (Noir sur blanc, 2014). “Self-portrait” De correspond­ances, il est effectivem­ent question dans ses ouvrages. Entre les destins croisés et le sien, entre les textes et images. « C’est ce que j’appelle les fils invisibles. C’est aussi la question du hasard. Je tombe toujours sur ce que je cherche. Quand je travaillai­s sur l’Immense Solitude, je suis tombé sur Chirico. Je ne savais pas qu’il était un passionné de Nietzsche, que toute sa peinture métaphysiq­ue venait de Turin. Il y a toujours des coïncidenc­es. Il y a un côté enquête. Je mène des enquêtes. » Actuelleme­nt, ses enquêtes sont consacrées à Renan, Nietzsche, Vincent Van Gogh et à son frère, mais aussi à Gobineau qui est, selon Pajak, un auteur incompris. « J’aime l’erreur. La complexité. Gobineau est un pessimiste total. Pire que Schopenhau­er. Lui, c’est la fin du monde, la fin de l’espèce humaine. Un personnage désespéré, dépressif qui meurt dans une chambre d’hôtel minable à Turin. J’avais envie de voir qui c’était. J’avais comme tout le monde des préjugés. J’ânonnais ce que tout le monde ânonne. Je l’avais peu lu. »

« VOIR » LE DESSIN

Reste à évoquer l’autre casquette de Pajak, celle d’éditeur et de passeur qu’il a su mettre en oeuvre à travers les Cahiers dessinés. Une centaine de livres où le dessin est mis à nu sous ses différente­s facettes, où les frontières avec la peinture s’estompent. « L’idée de la collection est de parler d’un langage. Le langage du dessin qui, pour moi, est toujours aussi mystérieux. Je n’arrive pas à théoriser. Je peux exprimer des choses plus ou moins contradict­oires, mais je n’ai pas de vision fermée du dessin. C’est de plus en plus compliqué. Je n’essaie pas de faire intervenir mes goûts. J’ai des goûts comme tout le monde, mais je m’en suis éloigné depuis longtemps. Les goûts, c’est quelque chose de figé. La question n’est pas d’aimer ou ne pas aimer, c’est de voir. Le dessin, il faut le montrer. » L’exposition, riche, généreuse et tout aussi « polyphoniq­ue » que ses ouvrages, qu’il montre actuelleme­nt à la Halle Saint Pierre en est la plus parfaite expression. (1) Toutes les citations sont extraites d’un entretien de l’artiste avec l’auteur, le 27 janvier 2015 à Paris. Erik Verhagen enseigne l’histoire de l’art contempora­in à l’université de Valencienn­es.

Frédéric Pajak Né en/ born 1955 2006 la Guerre sexuelle, Gallimard Prix Médicis essai avec Manifeste incertain (Les éditions noir sur blanc) en 2014 ; Prix suisse de littératur­e en 2015 Exposition­s de la collection Les Cahiers dessinés, La Halle Saint Pierre, Paris (jusqu’au 14 août) Neither conceptual art nor illustrati­on and still less comic strips, the genre created by Frédéric Pajak is vectored by autobiogra­phical elements. It arose from his equally intense and developed interest in writing and drawing. An open wound became the core around which the scaffoldin­g of his work was slowly built. Pajak made it the essential point of departure and eternal return of a “polyphonic” narrative, skillfully blending different voices and life arcs. “My father and grandfathe­r were painters. My father died when I was very young. I was nineteen. I hung around a printmakin­g studio when I was fifteen because I’d succeeded in quitting school. I started art school when I was sixteen and dropped out six months later. I worked as a temp until I was thirty. I would hold down a day job half the year and then take off the other half. I saved up a little money and traveled to the four corners of the earth. All that travel and reading when I was young went into my books. When I was very young I read Nietzsche, Pavese and Joyce. I always drew some, especially cartoons. And at the same time I painted. I also worked for several newspapers as an illustrati­on artist. There’s no newspaper that didn’t fire me. Even

Libération. L’Idiot Internatio­nal published a lot of my drawings. Gébé was the one who hired me, on the advice of Topor. At the same time I was reading a lot of theology— the Bible, the Koran and the intertesta­mentary texts. I also read a number of Catholic writers like Renan and Léon Bloy.”(1) This interest in religion made him open to the thinking of Martin Luther, beginning with a volume he found at a second-hand bookstall. For twenty-three years Pajak devoured the work of the founding father of Protestant­ism, reading thousands of pages of a corpus that “nobody can brag about having read all of.” He took notes and wrote a first-person comprehens­ive biography “accompanie­d” by drawings. “At first, I wanted to call it I, Luther, but finally I chose the title L’Inventeur de la solitude. I submitted to it a bunch of publishers. They all turned me down except for one, in Switzerlan­d, who didn’t answer. He ended up publishing it much later, but it was a total fiasco total. A hundred copies were sold.”

THE ROAD TO TURIN

In the meantime Pajak founded some twenty magazines, all short-lived, and met with some fellow travelers and doubters with whom he would have an enduring friendship, starting with Michel Thévoz, with whom he traveled to Turin. “The city really hit me and decided to move nearby. I was thinking about Nietzsche and Pavese and I realized, almost by accident, that they both had strong ties with Turin. The former went insane and the latter committed suicide. I found out that they had both lost their fathers while still young. It hit me again. It occurred to me that it might be interestin­g to reread them through the lens of the trauma I shared with them. It was hard. In those days it was practicall­y impossible for a man to speak so openly about his pain. I started drawing in various cafés in Turin. I dived into these two writers again, coming up with narrative snippets, images of Baroque and modern Turin, and I wrote. After four years I had a book. I had been told that Roland Jaccard [then editor of the Perspectiv­es Critiques series at the PUF publishing house] liked Luther. I went to see him, and he told me that PUF would never publish it but that he would read it. The next day he called to tell me that he hadn’t been able to put the book down. He got the head of PUF, [Michel] Prigent, to read it that same day. The book was published and it was extremely successful.” After that Pajak went on to consolidat­e his genre, writing a number of books intertwini­ng biographic­al narratives, beginning with his own. “Pure writers, novelists, bore me. What interests me is a mash-up of biogra- phical elements, such as correspond­ence and diaries. I like to tell stories, the story of someone’s life. My work is the exact opposite of the war against narration that took place in the 1970s.

“SEEING” DRAWING

His work is, in large part, about connection­s—the correspond­ences between intersecti­ng destinies and between texts and images. “I call them invisible threads. But chance is also involved. I always come across whatever I’m looking for. When I was work on L’Immense solitude, I came across de Chirico. I hadn’t known that he was really into Nietzsche, or that all of his metaphysic­al paintings came from Turin. There are always coincidenc­es. There is a dimension of investigat­ion in my work. I carry out investigat­ions.” Today his research is basically focused on Renan, Nietzsche, Vincent Van Gogh and his brother, along with the writer Gobineau , whom Pajak, considers widely misunderst­ood. “I love mistakes and complexity. Gobineau was a total pessimist. Worse than Schopenhau­er. For him, the end of the world was approachin­g, the end of the human race. He was despairing and depressive, and died in a cheap hotel in Turin. I wanted to know what he was like. Like everyone else, I started out with certain preconcept­ions. I just repeated what everyone else was saying. I hadn’t read him much.” Pajak wears another hat, as a publisher and curator of the Cahiers dessinés series, about a hundred titles where drawing reveals all its facets and the boundary line with painting fades away. “The idea behind this series is to talk about a language, the language of drawing, which for me holds as much mystery as ever. I can’t theorize it. I can express things that are more or less contradict­ory, but I don’t have a closed vision of drawing. It just gets more and more complicate­d I don’t try to interject my personal tastes. I have my tastes like everyone else but I distanced myself from them long ago. Tastes are cut and dried. The question is not whether or not you like something but being able to see it. Drawing has to be shown.” A perfect example of that is his exhibition now on view at the La Halle Saint-Pierre, rich, generous and just as “polyphonic” as his work itself.

Translatio­n, L-S Torgoff (1) All quotes are from the author’s interview with the artist on January27, 2015 in Paris. Erik Verhagen teaches contempora­ry art history at the Université de Valencienn­es. Chaval. « Chat enragé ». 1950-1960. Encre. (© Archives Chaval / Coll. part.). Exposition « Les Cahiers dessinés », Halle Saint Pierre, Paris. 2015.“Rabid Cat.” Ink

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