Art Press

ACTUALITÉ DE MICHEL LEIRIS

L’ÉCRIVAIN EN SON TEMPS

- interview de Denis Hollier par Philippe Forest

Le Centre Pompidou-Metz accueille, du 3 avril au 14 septembre 2015, l’exposition Leiris & Co, dont le commissari­at a été confié à Agnès de la Beaumelle, Marie-Laure Bernadac et Denis Hollier. Ce dernier vient également de diriger la publicatio­n, dans la Pléiade, d’un deuxième volume d’écrits de Leiris. Occasion de revenir sur cet écrivain, son inscriptio­n dans son siècle et son actualité.

Vous avez préfacé les romans de Georges Bataille dans la Pléiade en 2004. Dans cette même collection, vous avez dirigé l’édition des deux volumes consacrés à ce jour à Michel Leiris, la Règle du jeu en 2003, l’Âge d’homme précédé de l’Afrique fantôme qui paraît aujourd’hui. Vous montrez – et c’était aussi le cas dans votre ouvrage consacré au Collège de Sociologie (1) – comment il a fallu à Leiris, d’une certaine façon, s’émanciper de Bataille. Diriez-vous que c’est le même chemin qui vous a conduit de Bataille à Leiris ? Faut-il penser Leiris avec Bataille ? Sans lui ? Voire, contre lui ? J’ai rencontré Leiris après la mort de Bataille. J’avais lu le Coupable et le Bleu du ciel. Plusieurs des notices nécrologiq­ues mentionnai­ent le Collège de Sociologie dont je n’avais jamais entendu parler. J’étais étudiant et j’ai proposé de faire un mémoire. Leiris m’a reçu, très cordialeme­nt, un peu parce qu’il n’avait pas grand-chose à en dire. Il se demandait même s’il y avait quoi que ce soit à en dire. Leiris, de toute évidence, ne s’est pas vraiment senti engagé dans le Collège de Sociologie. Il s’agissait essentiell­ement d’un programme conçu et organisé par Bataille et Roger Caillois. Bataille a dû lui demander de s’y joindre au dernier moment, comme Alexandre Kojève. Il aurait voulu que Leiris parle en ethnograph­e de son expérience directe des sacrifices chez les possédés éthiopiens, du sentiment de sacré qu’il avait éprouvé au moment de la mise à mort des animaux. Je ne suis pas sûr que Bataille s’attendait à ce que l’interventi­on de Leiris prenne le tour autobiogra­phique du Sacré dans la vie quotidienn­e qui semble avoir été lié davantage à des échanges avec Colette Peignot (2). Par ailleurs, Leiris était très pris par sa relati-

vement récente profession d’ethnograph­e et par la transforma­tion du musée d’Ethnograph­ie en musée de l’Homme qui avait fait de lui un muséograph­e. Leiris, dans le fond, a été le premier écrivain que Bataille a connu à son retour de Madrid. Leiris avait un intérêt pour l’avant-garde que Bataille avait du mal à partager. Je ne suis pas sûr que Bataille ait fait lire les premières versions de Dirty (le fameux W.-C.) à beaucoup d’autres que Leiris. C’est par Bataille que Leiris s’est intéressé à la tauromachi­e. C’est aussi par lui qu’il a lu Marcel Mauss, en particulie­r l’Essai sur le don. Il ne faut pas oublier que l’Âge d’homme et le Bleu du ciel sont deux livres exactement contempora­ins, écrits en 1935, qui revendique­nt l’un et l’autre une dimension pathologiq­ue et qui devront attendre des années pour paraître. Bataille et Leiris sont deux écrivains qui ont eu du mal à s’intégrer ou à accepter de l’être. Leur rapport a été extrêmemen­t étroit, sur un fond dostoïevsk­ien, et, comme il se doit, plein de tensions. Mais l’influence est peut-être dissymétri­que. Bataille a plus marqué Leiris que l’inverse. Quel parti pris a présidé à l’édition de l’oeuvre de Leiris dans la Pléiade ? Pour quelle raison la Règle du jeu, postérieur­e à l’Âge

d’homme, a paru avant dans la collection ? Il ne s’agit pas d’oeuvres complètes. Les volumes ne sont pas numérotés. Que la

Règle du jeu ait paru en premier est relativeme­nt secondaire. Sans rouvrir la question du « qu’est-ce qu’un auteur ? », un tel projet d’oeuvres complètes aurait tout de suite posé la question de ses écrits ethnograph­iques, comme la Langue secrète des Dogon de

Sanga ou Contacts de civilisati­ons en

Martinique et en Guadeloupe, qui sont difficilem­ent imaginable­s à la Pléiade. Mais, en réalité, il n’y a pas eu d’hésitation. Pourquoi avoir commencé avec la Règle du

jeu ? Parce que c’est le grand livre de Leiris et, de surcroît, un très grand livre, immense opéra autobiogra­phique avec des changement­s de décor à couper le souffle. J’avais d’ailleurs parlé à Leiris de l’idée de rassembler les quatre livres qui composent la Règles du jeu ( Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit) sous une même couverture mais, de son vivant, la

Règle du jeu n’a jamais été publiée comme telle. Il était important de faire ressortir à la fois l’unité du projet et sa métamorpho­se thématique et formelle, volume après volume. Toute l’entreprise s’est développée sous le signe de la recherche d’un objet total, d’un tout qu’on puisse tenir en main, un compendium, un vade-mecum. Par ailleurs, Leiris les a publiés sous ce titre général. Enfin, au cours de chacun d’eux, il fait le point sur ce projet, sur ses progrès, ses transforma­tions, la manière dont il change au fur et à mesure de sa vie.

PERVERSION OU PARESTHÉSI­E?

Votre parti pris éditorial fait cohabiter l’Âge

d’homme et l’Afrique fantôme, soit une sorte d’autobiogra­phie ou d’autoportra­it dans lequel Leiris s’interroge sur sa sexualité, et un journal de voyage, de nature plus ou moins ethnograph­ique, dans lequel il rend compte de l’expédition à laquelle il a participé. Il s’agit de deux formes d’écriture personnell­e, de deux usages du Je entre lesquels existent des ressemblan­ces et des différence­s… L’un des effets souhaités de la publicatio­n de

l’Afrique fantôme et de l’Âge d’homme dans un même volume était de souligner que, quelle que soit la part qu’y occupent les enquêtes ethnograph­iques, l’Afrique fantôme n’était pas un livre d’ethnologie. L’Afrique fan

tôme était déjà la pièce maîtresse du volume des écrits africanist­es de Leiris rassemblés par Jean Jamin dans Miroir de l’Afrique. Il était bon de la publier à côté de l’Âge d’homme, c’est-à-dire de l’inscrire dans une coupe synchroniq­ue plutôt que dans une séquence diachroniq­ue et disciplina­ire. La table des matières fait ainsi apparaître que la mission Dakar-Djibouti est comme une interrupti­on entre l’amorce et la reprise de l’Âge d’homme. Les trois textes rassemblés par ce volume ( l’Afrique fantôme, l’Âge d’homme, Miroir de

la tauromachi­e) ont été écrits entre deux dates butoir, 1929 (date, pour Leiris, de la grande crise qui aboutit à sa rupture avec le surréalism­e) et 1939 (déclaratio­n de guerre, mobilisati­on de Leiris et amorce de ce qui allait devenir la Règle du jeu). L’Afrique fantôme et

l’Âge d’homme sont aussi les deux textes avec lesquels Leiris s’engage dans l’écriture à la première personne. Mais ils le font chacun sur un mode très différent, l’Afrique fantôme étant un journal, publié sans retouches, et

l’Âge d’homme un collage textuel que Leiris décrira comme un photomonta­ge. On connaît la fameuse préface de l’Âge

d’homme, « De la littératur­e considérée comme une tauromachi­e », où Leiris évoque l’ombre de la corne du taureau, indispensa­ble à ses yeux à toute forme de littératur­e authentiqu­e. À ce propos, il y a dans le volume un autre texte, que présente Francis Marmande, Miroir de la tau

romachie. Quel lien ce texte entretient-il, selon vous, avec les deux autres ? Le monde de la tauromachi­e a été pour Leiris celui d’une subculture : il faut savoir pour comprendre, il faut connaître le code, être initié, connaître sa rhétorique pour pouvoir reconnaîtr­e et nommer ses figures. L’Essai sur la

nature et la fonction du sacrifice de Henri Hubert et Marcel Mauss sera sa grille de lecture. Très tôt, il pense à en faire l’objet d’une étude ethnograph­ique de la course de taureaux. Ce projet ne le quittera pas et, en 1935, quand il pense s’installer en Espagne, c’est avec l’idée qu’il serait sur le terrain pour conduire cette enquête. Une autre remarque s’impose. L’ethnograph­ie, pour Leiris, au cours des années 1930, est d’abord l’étude des institutio­ns des sociétés en voie de disparitio­n : archaïsme et exotisme mêlés. Et c’est sous cet angle qu’il verbalise son afición, sa passion pour la tauromachi­e. Une institutio­n sans avenir, archaïque, une survivance. Je ne sais quels étaient les débats suscités par la tauromachi­e à cette époque en Espagne. Vus de France, il semble qu’ils aient eu très tôt une dimension politique. L’opposition à la tauromachi­e devait être une opposition de gauche, même avant le coup d’État de Franco, puisque Leiris y est sensible déjà au cours de la mission Dakar-Djibouti (les élections qui avaient installé la République en

Espagne avaient eu lieu quelques jours avant son départ). Il est inquiet à l’idée que la course de taureaux ne survive pas à la victoire de la République. Ce contexte rend d’autant plus intéressan­t son échange avec Maurice Heine. Il est repris dans la Pléiade. Maurice Heine a été, si l’on peut dire, le fondateur de la sadologie, une sadophilie inconditio­nnelle, à la fois érudite et passionnée, scientifiq­ue jusqu'au fétichisme. Leiris lui a envoyé Miroir de la tau

romachie avec une dédicace qui, de toute évidence, prenait pour acquise sa complicité, comme s’il allait de soi que le premier éditeur des Cent Vingt Journées de Sodome, l’apologiste des paresthési­es sexuelles les plus sanglantes et les plus macabres allait se reconnaîtr­e dans le miroir qu’il lui tendait. Il s’ensuit l’échange le plus étrange. Heine le remercie dans une lettre très courtoise dans laquelle néanmoins, contre toute attente, il se désolidari­se absolument de l’afición de Leiris. Il réduit la tauromachi­e à ce qu’il appelle avec mépris une « zoophilie » (à entendre au sens où on dit nécrophili­e, pédophilie, scatophili­e, etc.), lui refusant donc le titre glorieux de ce que Freud aurait appelé perversion et qu’il préfère désigner d’un terme moins normatif, « paresthési­e ». Il s’en dégage une sorte paradoxale d’humanisme sadique, ou de sadisme anthropoce­ntrique : le sadisme est réservé exclusivem­ent aux rapports entre êtres humains (Kojève n’est pas loin, bien que Heine n’en ait sans doute aucun soupçon). L’exposition Leiris & Co présente Leiris, particuliè­rement sous l’angle de son rapport à l’art. On n’y verra pas le fameux « tableau double » de Cranach, figurant Lucrèce et Judith, qui inspira à Leiris son Lucrèce,

Judith et Holopherne – que vous publiez pour la première fois – et dont l’Âge

d’homme est sorti. Vous expliquez comment ces deux figures déterminen­t l’imaginaire érotique et esthétique de Leiris. Diriez-vous qu’on retrouve dans les autres oeuvres qui seront présentées à Metz ce qui avait fasciné Leiris chez Cranach? Le tableau de Cranach n’y sera pas car il n’est plus de ce monde, victime du bombardeme­nt de Dresde en 1944 (le bruit court cependant qu’il aurait simplement « disparu »). Mais il sera là en effigie, en noir et banc, puisqu’il n’en existe pas de photograph­ie couleur, dans la salle consacrée à l’Âge d’homme. Il résonnera thématique­ment avec beaucoup des oeuvres d’art et du matériel ethnograph­ique exposé dans d’autres salles, que ce soit celle de la revue

Documents, ou celles de la mission DakarDjibo­uti, à propos des cérémonies de circoncisi­on sur lesquelles Leiris a enquêté (âge d’homme oblige), mais aussi avec des oeuvres de Giacometti, de Masson, sans oublier bien sûr la salle consacrée à la tauromachi­e. L’initiative de l’exposition revient aux deux conservatr­ices, Marie-Laure Bernadac et Agnès de la Baumelle, qui en avaient le projet depuis longtemps. Il y a eu ces dernières années plusieurs exposition­s qui en recoupaien­t le projet, l’une à Londres, à la Hayward Gallery, consacrée à la revue Documents, une autre à Séville, sur la mission Dakar-Djibouti. Rien de comparable avec Leiris & Co qui est à la fois plus centrée sur Leiris et plus ouverte sur le siècle dernier. Témoins, des oeuvres exceptionn­elles des grands peintres dont il a été proche (Picasso, Masson, Miró, Giacometti, Lam, Bacon), des manuscrits (le fameux fichier à partir duquel il a écrit la Règle du jeu), une très importante sélection des photograph­ies prises au cours de la mission DakarDjibo­uti, des objets africains avec lesquels Leiris a dialogué. Seront aussi évoquées les passions qui, du jazz à l’opéra, se sont succédé dans sa vie, et ses voyages militants de l’après-guerre, aux Antilles, en Chine, à Cuba. Parmi les nombreux et formidable­s textes que vous donnez à lire en appendice du Pléiade figure un article paru dans la NRF en 1938. Écrit à l’occasion de l’inaugurati­on du musée de l’Homme, il constitue une très intéressan­te réflexion sur la muséograph­ie que vous aviez certaineme­nt à l’esprit en concevant l’exposition. Elle pose le problème de savoir ce que peut être un « musée vivant ». Leiris a effectivem­ent pensé, avec Georges Henri Rivière et l’équipe du futur musée de l’Homme, à ce que devrait être un « musée vivant ». C’était le leitmotiv des réaménagem­ents muséograph­iques qui ont été liés à la création du musée de l’Homme. Les ethnologue­s de l’époque n’espéraient pas sauver Ci-dessus/ above: André Masson. « Le jet de sang ». 1936. (Centre Pompidou, Mnam, Paris, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Droits réservés). “Spurting Blood” Page de gauche / page left: Anonyme. Masque anthropo-zoomorphe (Ciwara Kun, Afrique). Avant 1931. (© 2015. Musée du quai Branly, Ph. Gries/Bruno Descoings/Scala, Florence). Ciwara Kun mask Couverture de la revue « Minotaure ». 1933. (© Bibliothèq­ue littéraire Jacques Doucet / S. Nagy) les sociétés qu’ils étudiaient. Ils savaient qu’il était trop tard, qu’elles étaient condamnées à disparaîtr­e, que ce soit par destructio­n ou par assimilati­on. Ils voulaient que leur souvenir ne disparaiss­e pas avec elles. Lorsqu’Alfred Métraux se rend sur l’île de Pâques, par exemple, il sait que ce qu’il voit n’est que les restes d’un passé. C’est avec la même mélancolie qu’il étudie le vaudou en Haïti. L’ethnograph­ie se justifie, en des termes presque humanitair­es, par le sentiment qu’elle a de sauver des sociétés ou des institutio­ns qui, sans leur témoignage, étaient au bord de disparaîtr­e dans un néant absolu. Enquêtes et collectes d’objets devaient leur permettre de ne pas mourir totalement. Il en restera toujours quelque chose… au musée de l’Homme, grâce aux nouvelles techniques muséograph­iques et aux dernières versions de la « résurrecti­ne » rousselien­ne. (1) D. Hollier, le Collège de Sociologie, Gallimard, 1995. (2) L’écrivain Colette Peignot (1903-1938), dont le nom de plume était Laure, fut proche de Georges Bataille avec lequel elle entretint une liaison. Denis Hollier est professeur de littératur­e au départemen­t de français de la New York University.

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 ??  ?? Michel Leiris par Man Ray. c 1930. (Centre Pompidou, Mnam, Paris © Man Ray Trust © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Guy Carrard)
Michel Leiris par Man Ray. c 1930. (Centre Pompidou, Mnam, Paris © Man Ray Trust © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Guy Carrard)
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