ACTUALITÉ DE MICHEL LEIRIS
L’ÉCRIVAIN EN SON TEMPS
Le Centre Pompidou-Metz accueille, du 3 avril au 14 septembre 2015, l’exposition Leiris & Co, dont le commissariat a été confié à Agnès de la Beaumelle, Marie-Laure Bernadac et Denis Hollier. Ce dernier vient également de diriger la publication, dans la Pléiade, d’un deuxième volume d’écrits de Leiris. Occasion de revenir sur cet écrivain, son inscription dans son siècle et son actualité.
Vous avez préfacé les romans de Georges Bataille dans la Pléiade en 2004. Dans cette même collection, vous avez dirigé l’édition des deux volumes consacrés à ce jour à Michel Leiris, la Règle du jeu en 2003, l’Âge d’homme précédé de l’Afrique fantôme qui paraît aujourd’hui. Vous montrez – et c’était aussi le cas dans votre ouvrage consacré au Collège de Sociologie (1) – comment il a fallu à Leiris, d’une certaine façon, s’émanciper de Bataille. Diriez-vous que c’est le même chemin qui vous a conduit de Bataille à Leiris ? Faut-il penser Leiris avec Bataille ? Sans lui ? Voire, contre lui ? J’ai rencontré Leiris après la mort de Bataille. J’avais lu le Coupable et le Bleu du ciel. Plusieurs des notices nécrologiques mentionnaient le Collège de Sociologie dont je n’avais jamais entendu parler. J’étais étudiant et j’ai proposé de faire un mémoire. Leiris m’a reçu, très cordialement, un peu parce qu’il n’avait pas grand-chose à en dire. Il se demandait même s’il y avait quoi que ce soit à en dire. Leiris, de toute évidence, ne s’est pas vraiment senti engagé dans le Collège de Sociologie. Il s’agissait essentiellement d’un programme conçu et organisé par Bataille et Roger Caillois. Bataille a dû lui demander de s’y joindre au dernier moment, comme Alexandre Kojève. Il aurait voulu que Leiris parle en ethnographe de son expérience directe des sacrifices chez les possédés éthiopiens, du sentiment de sacré qu’il avait éprouvé au moment de la mise à mort des animaux. Je ne suis pas sûr que Bataille s’attendait à ce que l’intervention de Leiris prenne le tour autobiographique du Sacré dans la vie quotidienne qui semble avoir été lié davantage à des échanges avec Colette Peignot (2). Par ailleurs, Leiris était très pris par sa relati-
vement récente profession d’ethnographe et par la transformation du musée d’Ethnographie en musée de l’Homme qui avait fait de lui un muséographe. Leiris, dans le fond, a été le premier écrivain que Bataille a connu à son retour de Madrid. Leiris avait un intérêt pour l’avant-garde que Bataille avait du mal à partager. Je ne suis pas sûr que Bataille ait fait lire les premières versions de Dirty (le fameux W.-C.) à beaucoup d’autres que Leiris. C’est par Bataille que Leiris s’est intéressé à la tauromachie. C’est aussi par lui qu’il a lu Marcel Mauss, en particulier l’Essai sur le don. Il ne faut pas oublier que l’Âge d’homme et le Bleu du ciel sont deux livres exactement contemporains, écrits en 1935, qui revendiquent l’un et l’autre une dimension pathologique et qui devront attendre des années pour paraître. Bataille et Leiris sont deux écrivains qui ont eu du mal à s’intégrer ou à accepter de l’être. Leur rapport a été extrêmement étroit, sur un fond dostoïevskien, et, comme il se doit, plein de tensions. Mais l’influence est peut-être dissymétrique. Bataille a plus marqué Leiris que l’inverse. Quel parti pris a présidé à l’édition de l’oeuvre de Leiris dans la Pléiade ? Pour quelle raison la Règle du jeu, postérieure à l’Âge
d’homme, a paru avant dans la collection ? Il ne s’agit pas d’oeuvres complètes. Les volumes ne sont pas numérotés. Que la
Règle du jeu ait paru en premier est relativement secondaire. Sans rouvrir la question du « qu’est-ce qu’un auteur ? », un tel projet d’oeuvres complètes aurait tout de suite posé la question de ses écrits ethnographiques, comme la Langue secrète des Dogon de
Sanga ou Contacts de civilisations en
Martinique et en Guadeloupe, qui sont difficilement imaginables à la Pléiade. Mais, en réalité, il n’y a pas eu d’hésitation. Pourquoi avoir commencé avec la Règle du
jeu ? Parce que c’est le grand livre de Leiris et, de surcroît, un très grand livre, immense opéra autobiographique avec des changements de décor à couper le souffle. J’avais d’ailleurs parlé à Leiris de l’idée de rassembler les quatre livres qui composent la Règles du jeu ( Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit) sous une même couverture mais, de son vivant, la
Règle du jeu n’a jamais été publiée comme telle. Il était important de faire ressortir à la fois l’unité du projet et sa métamorphose thématique et formelle, volume après volume. Toute l’entreprise s’est développée sous le signe de la recherche d’un objet total, d’un tout qu’on puisse tenir en main, un compendium, un vade-mecum. Par ailleurs, Leiris les a publiés sous ce titre général. Enfin, au cours de chacun d’eux, il fait le point sur ce projet, sur ses progrès, ses transformations, la manière dont il change au fur et à mesure de sa vie.
PERVERSION OU PARESTHÉSIE?
Votre parti pris éditorial fait cohabiter l’Âge
d’homme et l’Afrique fantôme, soit une sorte d’autobiographie ou d’autoportrait dans lequel Leiris s’interroge sur sa sexualité, et un journal de voyage, de nature plus ou moins ethnographique, dans lequel il rend compte de l’expédition à laquelle il a participé. Il s’agit de deux formes d’écriture personnelle, de deux usages du Je entre lesquels existent des ressemblances et des différences… L’un des effets souhaités de la publication de
l’Afrique fantôme et de l’Âge d’homme dans un même volume était de souligner que, quelle que soit la part qu’y occupent les enquêtes ethnographiques, l’Afrique fantôme n’était pas un livre d’ethnologie. L’Afrique fan
tôme était déjà la pièce maîtresse du volume des écrits africanistes de Leiris rassemblés par Jean Jamin dans Miroir de l’Afrique. Il était bon de la publier à côté de l’Âge d’homme, c’est-à-dire de l’inscrire dans une coupe synchronique plutôt que dans une séquence diachronique et disciplinaire. La table des matières fait ainsi apparaître que la mission Dakar-Djibouti est comme une interruption entre l’amorce et la reprise de l’Âge d’homme. Les trois textes rassemblés par ce volume ( l’Afrique fantôme, l’Âge d’homme, Miroir de
la tauromachie) ont été écrits entre deux dates butoir, 1929 (date, pour Leiris, de la grande crise qui aboutit à sa rupture avec le surréalisme) et 1939 (déclaration de guerre, mobilisation de Leiris et amorce de ce qui allait devenir la Règle du jeu). L’Afrique fantôme et
l’Âge d’homme sont aussi les deux textes avec lesquels Leiris s’engage dans l’écriture à la première personne. Mais ils le font chacun sur un mode très différent, l’Afrique fantôme étant un journal, publié sans retouches, et
l’Âge d’homme un collage textuel que Leiris décrira comme un photomontage. On connaît la fameuse préface de l’Âge
d’homme, « De la littérature considérée comme une tauromachie », où Leiris évoque l’ombre de la corne du taureau, indispensable à ses yeux à toute forme de littérature authentique. À ce propos, il y a dans le volume un autre texte, que présente Francis Marmande, Miroir de la tau
romachie. Quel lien ce texte entretient-il, selon vous, avec les deux autres ? Le monde de la tauromachie a été pour Leiris celui d’une subculture : il faut savoir pour comprendre, il faut connaître le code, être initié, connaître sa rhétorique pour pouvoir reconnaître et nommer ses figures. L’Essai sur la
nature et la fonction du sacrifice de Henri Hubert et Marcel Mauss sera sa grille de lecture. Très tôt, il pense à en faire l’objet d’une étude ethnographique de la course de taureaux. Ce projet ne le quittera pas et, en 1935, quand il pense s’installer en Espagne, c’est avec l’idée qu’il serait sur le terrain pour conduire cette enquête. Une autre remarque s’impose. L’ethnographie, pour Leiris, au cours des années 1930, est d’abord l’étude des institutions des sociétés en voie de disparition : archaïsme et exotisme mêlés. Et c’est sous cet angle qu’il verbalise son afición, sa passion pour la tauromachie. Une institution sans avenir, archaïque, une survivance. Je ne sais quels étaient les débats suscités par la tauromachie à cette époque en Espagne. Vus de France, il semble qu’ils aient eu très tôt une dimension politique. L’opposition à la tauromachie devait être une opposition de gauche, même avant le coup d’État de Franco, puisque Leiris y est sensible déjà au cours de la mission Dakar-Djibouti (les élections qui avaient installé la République en
Espagne avaient eu lieu quelques jours avant son départ). Il est inquiet à l’idée que la course de taureaux ne survive pas à la victoire de la République. Ce contexte rend d’autant plus intéressant son échange avec Maurice Heine. Il est repris dans la Pléiade. Maurice Heine a été, si l’on peut dire, le fondateur de la sadologie, une sadophilie inconditionnelle, à la fois érudite et passionnée, scientifique jusqu'au fétichisme. Leiris lui a envoyé Miroir de la tau
romachie avec une dédicace qui, de toute évidence, prenait pour acquise sa complicité, comme s’il allait de soi que le premier éditeur des Cent Vingt Journées de Sodome, l’apologiste des paresthésies sexuelles les plus sanglantes et les plus macabres allait se reconnaître dans le miroir qu’il lui tendait. Il s’ensuit l’échange le plus étrange. Heine le remercie dans une lettre très courtoise dans laquelle néanmoins, contre toute attente, il se désolidarise absolument de l’afición de Leiris. Il réduit la tauromachie à ce qu’il appelle avec mépris une « zoophilie » (à entendre au sens où on dit nécrophilie, pédophilie, scatophilie, etc.), lui refusant donc le titre glorieux de ce que Freud aurait appelé perversion et qu’il préfère désigner d’un terme moins normatif, « paresthésie ». Il s’en dégage une sorte paradoxale d’humanisme sadique, ou de sadisme anthropocentrique : le sadisme est réservé exclusivement aux rapports entre êtres humains (Kojève n’est pas loin, bien que Heine n’en ait sans doute aucun soupçon). L’exposition Leiris & Co présente Leiris, particulièrement sous l’angle de son rapport à l’art. On n’y verra pas le fameux « tableau double » de Cranach, figurant Lucrèce et Judith, qui inspira à Leiris son Lucrèce,
Judith et Holopherne – que vous publiez pour la première fois – et dont l’Âge
d’homme est sorti. Vous expliquez comment ces deux figures déterminent l’imaginaire érotique et esthétique de Leiris. Diriez-vous qu’on retrouve dans les autres oeuvres qui seront présentées à Metz ce qui avait fasciné Leiris chez Cranach? Le tableau de Cranach n’y sera pas car il n’est plus de ce monde, victime du bombardement de Dresde en 1944 (le bruit court cependant qu’il aurait simplement « disparu »). Mais il sera là en effigie, en noir et banc, puisqu’il n’en existe pas de photographie couleur, dans la salle consacrée à l’Âge d’homme. Il résonnera thématiquement avec beaucoup des oeuvres d’art et du matériel ethnographique exposé dans d’autres salles, que ce soit celle de la revue
Documents, ou celles de la mission DakarDjibouti, à propos des cérémonies de circoncision sur lesquelles Leiris a enquêté (âge d’homme oblige), mais aussi avec des oeuvres de Giacometti, de Masson, sans oublier bien sûr la salle consacrée à la tauromachie. L’initiative de l’exposition revient aux deux conservatrices, Marie-Laure Bernadac et Agnès de la Baumelle, qui en avaient le projet depuis longtemps. Il y a eu ces dernières années plusieurs expositions qui en recoupaient le projet, l’une à Londres, à la Hayward Gallery, consacrée à la revue Documents, une autre à Séville, sur la mission Dakar-Djibouti. Rien de comparable avec Leiris & Co qui est à la fois plus centrée sur Leiris et plus ouverte sur le siècle dernier. Témoins, des oeuvres exceptionnelles des grands peintres dont il a été proche (Picasso, Masson, Miró, Giacometti, Lam, Bacon), des manuscrits (le fameux fichier à partir duquel il a écrit la Règle du jeu), une très importante sélection des photographies prises au cours de la mission DakarDjibouti, des objets africains avec lesquels Leiris a dialogué. Seront aussi évoquées les passions qui, du jazz à l’opéra, se sont succédé dans sa vie, et ses voyages militants de l’après-guerre, aux Antilles, en Chine, à Cuba. Parmi les nombreux et formidables textes que vous donnez à lire en appendice du Pléiade figure un article paru dans la NRF en 1938. Écrit à l’occasion de l’inauguration du musée de l’Homme, il constitue une très intéressante réflexion sur la muséographie que vous aviez certainement à l’esprit en concevant l’exposition. Elle pose le problème de savoir ce que peut être un « musée vivant ». Leiris a effectivement pensé, avec Georges Henri Rivière et l’équipe du futur musée de l’Homme, à ce que devrait être un « musée vivant ». C’était le leitmotiv des réaménagements muséographiques qui ont été liés à la création du musée de l’Homme. Les ethnologues de l’époque n’espéraient pas sauver Ci-dessus/ above: André Masson. « Le jet de sang ». 1936. (Centre Pompidou, Mnam, Paris, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Droits réservés). “Spurting Blood” Page de gauche / page left: Anonyme. Masque anthropo-zoomorphe (Ciwara Kun, Afrique). Avant 1931. (© 2015. Musée du quai Branly, Ph. Gries/Bruno Descoings/Scala, Florence). Ciwara Kun mask Couverture de la revue « Minotaure ». 1933. (© Bibliothèque littéraire Jacques Doucet / S. Nagy) les sociétés qu’ils étudiaient. Ils savaient qu’il était trop tard, qu’elles étaient condamnées à disparaître, que ce soit par destruction ou par assimilation. Ils voulaient que leur souvenir ne disparaisse pas avec elles. Lorsqu’Alfred Métraux se rend sur l’île de Pâques, par exemple, il sait que ce qu’il voit n’est que les restes d’un passé. C’est avec la même mélancolie qu’il étudie le vaudou en Haïti. L’ethnographie se justifie, en des termes presque humanitaires, par le sentiment qu’elle a de sauver des sociétés ou des institutions qui, sans leur témoignage, étaient au bord de disparaître dans un néant absolu. Enquêtes et collectes d’objets devaient leur permettre de ne pas mourir totalement. Il en restera toujours quelque chose… au musée de l’Homme, grâce aux nouvelles techniques muséographiques et aux dernières versions de la « résurrectine » rousselienne. (1) D. Hollier, le Collège de Sociologie, Gallimard, 1995. (2) L’écrivain Colette Peignot (1903-1938), dont le nom de plume était Laure, fut proche de Georges Bataille avec lequel elle entretint une liaison. Denis Hollier est professeur de littérature au département de français de la New York University.