Eugène Savitzkaya Fraudeur Minuit
Eugène Savitzkaya donne dans ce roman une nouvelle exploration poétique de cette dimension humaine à l’épreuve du monde qui entremêle autobiographie et fiction. Sa figure récurrente du fou affirme d’abord une force constante d’éveil, de réception et de traduction, non sans errance, sans douleur, mais toujours avec cette générosité qui se manifeste par l’usage d’une langue magnifique, à la saveur entêtante, activée à bon escient. Dans ce livre, le fou, encombré par une adolescence « embroussaillée comme de l’étoupe », aborde la vie en fraudeur pour se délivrer de toutes ses contraintes et s’en servir « avec une absolue désinvolture ». Il se réfugie dans les hautes herbes et le voisinage des bêtes, si loin et si proche de la mère aimée, perdue dans ses pensées comparables à « des vers dans les intestins du temps ». Il regarde sans trop le comprendre ce père, mineur de fond mais aussi faucheur, éleveur, vidangeur, en fuite constante dans de multiples activités, désemparé face à cette femme qui passe la plupart du temps à dormir nue dans sa chambre. Fraudeur est un étrange mélange de pôles et de qualités contraires qui ne justifie aucun accord. Domine l’association du moelleux et du piquant qui vire à l’acide. Le premier représente la chambre qu’il partage avec son frère aîné, adoré, l’herbe du verger, la « délicieuse » fourrure des lapins, l’odeur « ineffable » des reinesclaudes et la fragilité de la mère. Le second se range du côté de la citerne à purin, du corps qui tombe de l’arbre, du couteau du père qui égorge les lapins... Le moelleux et l’acide ne s’opposent pas, ne se neutralisent pas. Ils se répondent l’un à l’autre, et l’on pourrait presque dire s’interpénètrent dans la visée d’une même consistance sensuelle.