UN ART DE LA NATURE
Comme l’artiste, le fermier selon Leopold crée du sens, fût-il incompréhensible, en mettant en relation des formes au sein d’un ensemble cohérent – son oeuvre, son jardin. Mais il s’agit d’une oeuvre en mouvement, où chaque plantation, chaque animal attiré ou introduit, est à l’origine d’une série de phénomènes dont il ne maîtrise qu’imparfaitement la succession et dont il devra déchiffrer les signaux parfois imperceptibles. Le monde sauvage semble ainsi parcouru par une esthétique de la trace qu’il appartient à l’intelligence de reconnaître et de s’approprier. « Que [le fermier] étiquette tous les arbres remarquables : non pas à l’aide d’un morceau de fer blanc ou de bois cloué au tronc, mais de pensées clouées à son esprit. » Cet art de la nature poursuit le même rêve d’harmonie, de sérénité et de maîtrise que les demeures autour desquelles s’organisent les romans d’Adalbert Stifter, la maison aux roses de l’Arrière-saison, l’île de l’Homme sans postérité, la seigneurie danubienne de Brigitta. Il y a bien chez Leopold cette dimension d’utopie, cette confiance dans la capacité de l’homme à comprendre et accompagner le mouvement du monde sauvage par son intelligence, au lieu d’y faire obstacle. Et l’on se surprend à imaginer, en le lisant, que, dans l’Almanach comme dans les extraordinaires Oiseaux d’Amérique d’Audubon, la description du comportement des animaux, qui s’attache à observer la manière dont une sensibilité presque totalement étrangère à la nôtre éprouve, pense et modifie le monde qui l’entoure, pourrait bien être le genre d’écriture le plus proche de la critique. L’héritage de Leopold dans la pensée écologique est considérable. La possibilité même d’une restauration de la nature sauvage, la constitution de zones témoins permettant d’attester du fonctionnement d’un écosystème et de lui servir de réservoir d’espèces, la reconnaissance du rôle des prédateurs, lui doivent à peu près tout. Il se pourrait cependant que son apport l e plus essentiel réside dans sa conception de ce qu’il appelle l’« éthique de la préservation de la nature » : s’il faut choisir entre le maintien d’une zone humide et un projet de route ou de barrage, le souci de la jouissance que l’on se propose de tirer de l’un ou de l’autre doit primer sur celui de leur rentabilité économique ou environnementale. Si l’écologie est une guerre, ce ne peut être qu’une guerre du goût.
Laurent Perez