LE POUVOIR DU NOM
Rachid O. est né dans le Maroc des années 1970. Après des études à l’université de lettres de Marrakech, le jeune homme séjourne quelque temps à Paris. En 1995, paraît, aux éditions Gallimard, un bref recueil de nouvelles intitulé l’Enfant ébloui. Structuré en cinq parties – « Fugue », « Mes femmes », « Amours », « Musulmans » et « Mon père, mon héros » – l’Enfant ébloui relate, d’une façon candide, l’attirance d’un garçon pour les autres garçons qui l’entourent. Évoquons alors cette scène où le jeune narrateur déclare son amour à Khalil : « Mon souvenir, c’est, un soir, j’avais fini ma lettre, je l’avais mise dans une enveloppe et j’étais allé chez lui où j’avais aussi peur de comment la lui donner, je voulais main dans la main, directement à lui. Il était étonné quand il a vu que j’avais une lettre pour lui, je me rappelle que ça l’a fait sourire. Je suis retourné à la maison, je tremblais de joie, de peur, je ne savais pas comment il allait le prendre. Pendant qu’on dînait, ça a sonné. Et c’était Khalil. » À ce stade du récit, il n’est pas tant question d’homosexualité que de sentiments confus, étranges, difficilement nommables. De joie, aussi, que le jeune garçon ressent le besoin d’exprimer. L’Autre, pourtant encore inconnu, fait l’objet d’innombrables descriptions heureuses. Le temps de la découverte du désir des hommes est traité par Rachid O., et cela tout au long du récit, au prisme d’une enfance qui semble détachée du monde réel, ancrée dans un espace imaginaire dépourvu de figures autoritaires. Le critique Khalid Zekri écrit à ce propos : « C’est ainsi que, malgré certaines scènes osées, Rachid O. n’a pas surmonté sa censure psychique puisque ses textes narrativisent la relation homosexuelle de manière pudique. Même les scènes qu’il évoque sont très laconiques et se limitent, le plus souvent, à des attouchements ou à des expressions comme “nous avons fait l’amour” (1). » Loin d’être convaincus de l’idée selon laquelle la mobilisation d’un langage cru serait l’indice d’une levée de la « censure psychique » de l’écrivain marocain, il serait davantage intéressant de porter notre attention sur l’acte d’écriture lui-même qui lie indéniablement littérature et sexualité, tel que le précise Rachid O. : « Un ami français avait eu l’idée de mon pseudonyme pour ne pas révéler entièrement mon nom, parce que le sujet est trop tabou, comme si l’écrivain marocain devait écrire uniquement sur ceci et cela et les questions posées par ceci et cela. Bien sûr que je veux écrire sur divers sujets mais ma conviction me dit que je n’en ai qu’un, donc sur moi sinon pas la peine, sur l’homosexualité sinon pas la peine, sur les sentiments sinon rien (2). » En ce sens, la portée subversive de l’Enfant ébloui réside, comme le souligne justement Serge Ménager, dans le nom que porte le narrateur et qui n’est autre que le nom de l’auteur : Rachid. Ainsi, l’écrivain marocain, en courant le risque de « publier des récits qui le désignent aux lecteurs potentiels comme l’objet du délit (3) », a adopté une position avantgardiste et a, par cet acte de l’affirmation de soi, ouvert la voie à d’autres voix jusque-là peu audibles.
DE L’ABJECTION À L’OBJECTION
Si les récits de Rachid O. sont traversés par le souci de relater les plaisirs oniriques de la relation homosexuelle, l’écrivain francotunisien Eyet-Chékib Djaziri, né à Tunis en 1957, s’est quant à lui attaché à mettre en fiction les rapports de pouvoir qui la structurent. Auteur du diptyque Un poisson sur la balançoire et Une promesse de douleur et de sang publiés en 1997 et en 1998 aux éditions GayKitschCamp, Eyet-Chékib Djaziri narre les expériences sexuelles du jeune Sofiène, dans la Tunisie des années 1960. Un lien est alors établi entre la sexualité contrôlée des jeunes filles, la frustration sexuelle des jeunes garçons et l’avènement de pratiques homosexuelles, comme en témoigne cet extrait d’Un poisson sur la balançoire : « Oui, mais tu sais ce que c’est ! Elles veulent arriver vierges au mariage. Elles allument comme des salopes et au moment de passer à l’acte, il n’y a plus personne. Mais moi je n’en peux plus. J’ai des désirs naturels qui