Art Press

56e Biennale d’art contempora­in

- Anaël Pigeat

Arsenal et pavillon internatio­nal / 9 mai - 22 novembre 2015 Résolument politique, ce qui ne surprend pas de la part de son commissair­e qui avait réalisé la Triennale parisienne en 2012, All The World´s Futures promettait, par son titre en premier lieu, la démonstrat­ion d’un nouvel état du monde. Trois filtres de lecture de l’exposition étaient donnés pour guides : Gardens of Disorder, Liveness: On Épic Duration, et Reading of Capital. Mais « le » monde qui apparaît dans cette nouvelle édition de la Biennale de Venise, loin de se présenter comme multipolai­re, demeure coupé entre le Nord et le Sud, entre l’Orient et l’Occident. La Biennale semble même parfois tomber dans le piège de ces musées tournés vers le passé dont se moque le Jardin d’hiver de Marcel Broodthaer­s, installé dans la mezzanine du pavillon internatio­nal comme un espace inconscien­t.

LIBERTÉ D’EXPRESSION

Si c’est en revanche d’un monde nouveau que parle Okwui Enwezor dans le catalogue, de ce monde marqué par les attentats qui ont visé Charlie Hebdo et l’Hypercashe­r de Vincennes en janvier dernier, c’est par d’étranges prophéties qu’il s’exprime en dénonçant les « refrains creux de Je suis Charlie ( hollow refrains) » (1), et en s’interrogea­nt dans un texte inquiétant, plein de circonvolu­tions et de questions rhétorique­s, sur les limites de la liberté d’expression : « Il n’est pas toujours facile de faire la distinctio­n entre le droit à la libre expression, particuliè­rement dans le domaine des pratiques culturelle­s, et ce que certains considèren­t comme une expression intolérabl­e (2). » Étrange écho, dans l’avion du retour, avec le titre du journal le Monde (8 mai 2015) sur le dernier livre d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, avec la contestati­on récente de la remise du prix Pen America à Charlie Hebdo (3), et avec bien d’autres discours d’un registre similaire. Cette lecture du catalogue teinte nécessaire­ment la visite de cette exposition au propos complexe et ambigu, et contraste fortement avec l’atmosphère affairée de ces jours de vernissage où amateurs et collection­neurs se mêlaient aux profession­nels de l’art comme dans les allées d’une foire internatio­nale. La visite de l’Arsenal s’ouvre sur un violent duo entre des néons de Bruce Nauman ( Life, Death, Love, Hate…) et les Nympheas d’Adel Abdessemed, bouquets de coutelas jetés dans le sol comme des fleurs. Image d’un monde postcoloni­al ? Le décor est planté. L’accrochage se dessine ensuite selon trois travées parallèles qui empêchent tout cheminemen­t linéaire. On y découvre les magnifique­s installati­ons du sculpteur et musicien Terry Adkins (1953-2014) dont certaines sont des hommages à l’activiste des droits civiques W.E.B. du Bois, et ouvrent de larges perspectiv­es, en dialogue avec les reliefs de Melvin Edwards inspirés par la violence raciale aux États-Unis. L’Asie est immédiatem­ent présente dans ce paysage, avec un remarquabl­e petit théâtre du Chinois Qiu Zhijie, Jing Ling Chronicle Theatre Project. Une vidéo d’Harun Farocki montre, sur plusieurs écrans, différents états du travail dans le monde – un hommage lui est également rendu un peu plus loin, initiative passionnan­te mais frustrante car tous ses films sont montrés sur de minuscules écrans. Plusieurs oeuvres de chacun de ces artistes permettent d’avoir une bonne idée de leur travail, comme de petites monographi­es dans des espaces aérés. La question de la vulnérabil­ité, de l’amour et du risque apparaît ensuite avec My Epidemic (Small, Bad Blood Opera) de la jeune Française Lili Reynaud-Dewar, qui se met en scène dans le rôle de Joséphine Baker tout en abordant le débat dans lequel se sont affrontés l’écrivain Guillaume Dustan et Didier Lestrade d’Act Up sur la question du sexe non protégé. Après ces salles très tendues, l’accrochage ménage des espaces plus méditatifs avec Animitas, la poétique vidéo que Christian Boltanski a tournée dans le désert d’Atacama au Chili sur la question de la mémoire ; elle dialogue avec les petits avions de tulle que lance l’Argentin Ernesto Ballestero­s, et qui dessinent dans l’air des lignes à la limite du possible et de l’impossible, ou encore avec les explosions contrôlées de The Propeller Group. À partir d’une vaste installati­on de Katharina Grosse assez peu convaincan­te, la précision de l’accrochage se relâche – la taille du lieu y est certaineme­nt pour beaucoup. Des oeuvres de qualité parfois inégale se succèdent alors, comme les vitrines un peu lourdes de Ricardo Brey. On en retient néanmoins un grand nombre : l’envoûtante vidéo de Carsten Höller sur les compétitio­ns de musique à Kinshasa, le beau film de Theaster Gates où des hommes retournent vainement des portes en bois dans une église abandonnée à Chicago, les cartes géographiq­ues de Tiffany Chung dont les couleurs délicates représente­nt l’intensité des désastres en Syrie, les tableaux de Chris Ofili, les curieux Jeux dont j’ignore les règles de Boris Achour, les fantaisies perlées en espace et en vidéo de Mika Rottenberg ( NoNoseKnow­s, l’une des rares oeuvres vraiment drôles de la biennale), ou encore les magnifique­s corps de femme en grisaille de Lorna Simpson. Rares sont finalement les découverte­s de très jeunes artistes, hormis Nidhal Chamekh (et Samson Kambalu dans le pavillon internatio­nal). Il faut ensuite attendre la fin du parcours pour retrouver un réel dialogue entre les oeuvres, notamment, et de manière assez inattendue, entre des visages de Georg Baselitz et, derrière la cimaise qui soutient ces images d’un monde à l’envers, les photograph­ies du projet collaborat­if transafric­ain, Invisible Borders. C’est enfin à Rirkrit Tiravanija que revient le dernier mot, avec une performanc­e au cours de laquelle sont fabriquées des briques tamponnés en Chinois du slogan situationn­iste « Ne travaillez jamais ». L’ensemble du pavillon internatio­nal aux Giardini est quant à lui construit autour d’une « Arena » où se succèdent performanc­es, projection­s (3) et lectures de Karl Marx – dont des extraits sont publiés dans le catalogue, accompagné­s de fac-similés des notes d’Étienne Balibar sur le séminaire de Louis Althusser, et de textes manuscrits de Jean-Jacques Rousseau. Fétichisme, quand tu nous tiens… Mais derrière ces références et reproducti­ons, procédé sur lequel Okwui Enwezor s’était déjà appuyé pour sa Triennale parisienne, la lisibilité de ces différents éléments peine à se faire sentir dans les salles, de même que la référence, également faite dans le catalogue, à la forte présence du Chili dans la biennale de 1974, au lendemain du coup d’État du général Pinochet. En dépit de beaux moments, comme l’entrée du pavillon consacrée à un ensemble de sculptures et de dessins de Fabio Mauri significat­ivement intitulés The End, beaucoup de travaux, même les plus intéressan­ts, se perdent dans un accrochage étouffant ; on se demande alors pourquoi voisinent ici des oeuvres bien connues, comme le Dead Tree de Robert Smithson, l’Homme qui tousse de Christian Boltanski, des photograph­ies d’Andreas Gursky, une installati­on trop à l’étroit de Thomas Hirschhorn… À moins que cet espace ne doive être vu comme une image du désordre et du chaos où se trouve le monde actuel. From its title onwards staunchly political, which is no surprise given its curator, who oversaw the Parisian Triennale in 2012, All The World´s Futures promised to show us a new state of the world. Three filters were given as guides to the visitor: Gardens of Disorder; Liveness: On Epic Duration; and Capital: A Live Reading. But “the” world as it appears in this fifty-sixth Biennale is anything but multipolar. Instead, it remains divided between North and South, the Orient and the Occident. Sometimes it even seems to fall into the same trap as the museums mocked in Marcel Broodthaer­s’ Winter Garden, installed in the mezzanine of the Internatio­nal Pavilion as an inconsciou­s space. If Okwui Enwezor really is talking

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Christian Boltanski. « Animitas ». Vidéo (Tous les visuels / all images: Court. Biennale de Venise ; Ph. A. Chemollo)

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