IRRÉELLE SARABANDE
Une « minute de silence » : c’est ainsi qu’on a surnommé la verónica façon Gitanillo de Triana, torero gitan des années 1920 tué à Madrid en 1931 par le toro Fandanguero. Elle donnait l’illusion d’un temps arrêté et le critique Corrochano interpellait ainsi son auteur : « Dis-moi Gitanillo, est-ce que ton coeur s’arrête aussi quand tu torées ? » Le 15 avril 2013 à Séville, à huit heures du soir précisément, le coeur de 12 534 aficionados s’est arrêté lorsque Morante de la Puebla a, devant le toro Galiano de l’élevage Nuñez del cuvillo, libéré de ses poignets une demi-véronique si lente, si somnambulique, qu’elle poursuit son irréelle sarabande dans la tête de ceux qui la virent. Lorsqu’on a, un jour, demandé à Belmonte comment il était arrivé à sa demi-véronique, il a répondu par une blague : « Ben, je ne sais pas ; probablement pour m’épargner l’autre moitié. »
COMME DES POINTS DE SUSPENSION
La « media verónica » n’est évidemment pas qu’une esthétique, qu’une surcharge décorative, qu’un pur exercice du solfège taurin, qu’un témoignage de virtuosité. Elle conduit une manoeuvre. Comme le soupir en musique, elle rompt avec une séquence et ouvre une transition. Certains toreros un peu rudes marquent cette rupture, la surlignent. Ils ne crayonnent pas la media verónica. Ils l’expédient en effaçant leur corps, en l’incurvant et cette façon, plus ou moins brusque, la renvoie à sa géologie lorsqu’elle n’était qu’une dissidence habitée par la ruse et un truc pour se mettre à l’abri. D’autres toreros, à l’inverse, on pense à Antoñete et à sa fameuse « demie » de la San Isidro de Madrid en 1983, avancent la hanche dans la charge et manifestent ainsi, par une pose de dédaigneux défi, la domination qu’ils exercent sur le toro, sur leur art, sur leur être. Domination qui a l’extrême politesse de ne s’affirmer qu’au travers d’une fine élégance se donnant le luxe de l’indolence à travers son ralenti. Ce qui rôde dans la demi-véronique contemporaine, c’est l’idée d’une brisure, mais douce, et l’obsession d’une séparation sans drame. C’est pourquoi les toreros les plus voluptueux, Luque, Manzanares, Morante aujourd’hui, l’affinent, la modulent comme une note de saxo et y inscrivent, dedans et pieds joints, un rien de « desplante », de défi, d’arrêt sur image, comme on immobilise, une seconde, un geste d’adieu. Les demi-véroniques sont comme les adieux ou les « au revoir ». Il y en a de mesquines, de nerveuses, de tiraillées, de précipitées, de soudaines. Il y en a de solennelles et d’un peu théâtralisées, voire de narcissiques comme celles de Rafael de Paula. Il y en a de douces, de mélancoliques, de crépusculaires, comme celles de Cepeda ou de Julio Roblès. Il y en a de spectaculaires, comme celle, à genoux, de José Antonio Campuzano et que reprend aujourd’hui Juan Bautista. Ordoñez en donnait quelquesunes ainsi. Comme ponctuation, la demi-véronique pourrait s’apparenter aux points de suspension où le sens semble achever sa course sans l’appui des mots comme le toro termine sa ruée sans le secours de la cape retirée de sous son mufle. Seulement, comme le point de suspension, la « demie » indique que tout n’est pas dit, que l’exhaustif n’est pas dans sa nature, et que le sens, comme le cérémonial taurin et le combat, vont revenir sous une autre forme. Comme on ferme un éventail pour le rouvrir, comme on ramasse des cartes abattues sur la table pour les redistribuer. La « media verónica », en un mot, ne fait pas les choses à moitié.