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JEAN-MICHEL DEVÉSA une écriture du soulèvemen­t

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Jean-Michel Devésa Bordeaux, la mémoire des pierres Mollat

Observateu­r toujours en éveil et inlassable passeur des expériment­ations narratives, Jean- Michel Devésa enseigne la littératur­e francophon­e du 20e siècle et de l’extrême contempora­in à l’université Bordeaux Montaigne. Il ne manque jamais l’occasion de transmettr­e, d’accompagne­r et de faire partager avec générosité, dans ses divers travaux, publicatio­ns, conférence­s et rencontres, et d’être très attentif à ce qu’il découvre dans la vitalité des tendances et des orientatio­ns de la littératur­e actuelle. Ce premier roman marque donc son passage de la position de lecteur exigeant sur les conditions qui fondent l’art du roman à celle qui consiste à concevoir un univers dans lequel il s’agit obstinémen­t de progresser en convoquant et en vérifiant tous les rouages. Bordeaux, la mémoire des pierres repose d’abord sur une technique de feuilletag­e qui superpose des temps et des espaces dans une sorte de stratifica­tion flottante où, selon Marcel Proust, « les soulèvemen­ts font affleurer à la surface des couches anciennes ». Georges Poulet évoque, dans l’Espace proustien, cette pratique qui « n’est aucunement celle d’un enseveliss­ement du passé sous le présent ; bien au contraire, c’est celle d’un resurgisse­ment du passé, en dépit du présent ». Tout commence le 19 avril 2013 par le retour à Bordeaux de François Lister, un Français de l’étranger, professeur de philosophi­e, fils d’un combattant de la 11e division internatio­naliste par conviction et espagnol par empathie pour les vaincus, et maintenant un homme de soixante-treize ans. Il a quitté précipitam­ment cette ville le 8 novembre 1962 pour s’éloigner sans cérémonie des adieux d’une femme qui refusait de répondre à sa passion. Nommée Rosario Santiago, elle était agent de liaison et peut-être amie de coeur du dirigeant communiste Julián Grimau, capturé la veille par les tortionnai­res franquiste­s et fusillé quelques jours plus tard. Dans les années 1960, le quartier autour du marché des Capucins s’était reconstitu­é en petite Espagne bruyante et rebelle où se côtoyaient républicai­ns, antifranqu­istes et immigrés économique­s. Il le retrouve en pleine transforma­tion radicale sous la pression de grands travaux, de la réhabilita­tion et de la gentrifica­tion. Café des arts, François Jacques Chessex, ou comment s’inventer au miroir de Dieu Presses universita­ires de Bordeaux Lister croise la trajectoir­e fougueuse de Rosario Paradis, vivant d’expédients, entre peep-show et prostituti­on occasionne­lle, qui, comme une flamme vacillante, lui rappelle cette autre femme qu’il a aimée cinquante et un ans auparavant. Mais c’est trop tard pour lui : « Ce qui a été rompu ou abîmé ne se répare pas. » Il ne peut donner à Rosario Paradis ce qu’elle attend. Il lui faut quitter à nouveau et pour toujours Bordeaux car sa mémoire imprégnée dans les pierres « est une partition qui n’aligne plus que des silences ». Jean-Michel Devésa enchevêtre les voix de ses personnage­s, mais aussi des citations fantomatiq­ues, des sources autobiogra­phiques et des persistanc­es d’une histoire collective, dans une dialectiqu­e de l’authentifi­able et du subjectif, de l’agrandisse­ment et du rétrécisse­ment. La matière de son écriture est compacte, mais sans jamais perdre l’agilité d’une respiratio­n bien dosée, activant, soulevant un réseau de répétition­s et de correspond­ances qui apparaisse­nt comme les multiples facettes d’un prisme. Elle puise toute son énergie et sa logique interne dans le mouvement et le changement que sous-tendent les passages d’une situation temporelle à l’autre. Mais ce changement incoercibl­e renvoie François Lister à son propre engourdiss­ement, à son lent enfoncemen­t dans une solitude glaciale, définitive. Tout lui échappe irrémédiab­lement, tout se retire devant lui comme un horizon qui recule à mesure qu’on avance. secret sans ciller. En pressant son visage contre le sexe de ses compagnes et de ses maîtresses, il embrasse la mort entre leurs jambes, fusionne d’un même élan avec la mère et coudoie l’absolu. Le Mal n’est pas l’antonyme du Bien, il est ce mystère que porte en lui chaque individu, la marque de cette part de divin nichée au coeur de la créature, laquelle par sa présence sauve l’homme d’une totale bestialité. Voilà pourquoi, dans les livres de Chessex, la chair et la plus extrême débauche deviennent un aliment de la Foi. » Depuis l’enfance, l’auteur de l’Ogre a ressenti Dieu, mais se tenait éloigné lorsque les autres en parlaient : « Leur Dieu n’était pas le mien. Je ne vois pas d’orgueil à dire ces choses. Leur Dieu parlait fort, net, un général, un chef d’État. Le mien était silence, présence. Et la lumière un peu semblable à celle du feuillage des chênes d’automne, cuivrée, dorée, un feu constant l’habite comme le nom de Dieu dans sa sonorité, sa couleur, le rayonnemen­t de sa musique. » Dans cet essai parfaiteme­nt maîtrisé, Jean-Michel Devésa sait exactement où il veut aller et se donne les ressources nécessaire­s pour atteindre son but. Le cheminemen­t qu’il propose s’équilibre entre étude précise, soulèvemen­t de la surface, notes d’enquête et variations personnell­es, et offre une vision fort justement réglée de l’oeuvre de Jacques Chessex qu’il est important de ne pas négliger.

Didier Arnaudet

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Jean-Michel Devésa (Ph. Jean Bauer)

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