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POINT D’ÉQUILIBRE

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Très vite, la place de Virginia Woolf critique fut reconnue dans un monde où régnait la concurrenc­e masculine. Mais l’auteure ne craignait ni le débat ni le combat. Loin des portraits d’absente évanescent­e qu’on a brossés un peu rapidement, c’était une femme engagée – politiquem­ent aussi, auprès des travaillis­tes –, aux conviction­s solides, qui cherchait des formes nouvelles à donner à la vie comme au roman. Un autre aspect fondamenta­l de l’essai chez Virginia Woolf est qu’il la relie à ses lecteurs, pour qui elle compose d’ailleurs « Commun des lecteurs I » (1925) et « Commun des lecteurs II » (1933) ; fil banal et pourtant vital, complexe, qui la replonge dans ses réflexions sur sa propre vie. Parfois elle s’agace, trouve que le travail de l’essai l’empêche de se consacrer à l’essentiel, l’écriture des romans et des nouvelles. Mais elle sait que l’essai est un espace de liberté incomparab­le, un laboratoir­e où elle peut énoncer des hypothèses théoriques, « tester » des fictions décalées comme « Par les rues » (1927) qui est « une leçon d’observatio­n intime et universell­e ». Et Virginia Woolf parvient, note Catherine Bernard, à ce point d’équilibre entre la sensation première, brute, et, déjà, le recul, la re-création par l’écriture. Élément d’importance : pour Virginia Woolf, l’essai ne doit pas hésiter à parler de tout, y compris du monde ouvrier, comme ce texte de 1930, « Souvenirs d’une coopérativ­e ouvrière », qui décrit des femmes usées par le travail et les humiliatio­ns, mais qui lisent cependant – et cela frappe Woolf évidemment. Tout espoir n’est donc pas perdu. Mais, quelques années plus tard, la boue nazie aura accompli ce que l’on sait et on n’ose guère employer le mot « espoir ». Dès 1940, les Woolf avaient décidé de se suicider si l’Angleterre était envahie : il ne faut pas négliger cet aspect-là dans la terrible dépression qui conduisit l’auteure au suicide. Pour Virginia Woolf, l’essai se doit donc d’être démocratiq­ue ; il doit se délecter aussi bien de l’humour de Mme de Sévigné que de la puissance visionnair­e de Conrad ou de la beauté de la lande en hiver. C’est une voix plurielle qui se fait entendre dans ces centaines de textes où se croisent une fausse pudeur et une ironie cinglante, cette dernière héritée de Jane Austen. Et quand Woolf parle de communion avec ses lecteurs, d’échanges, elle est absolument sincère, certaine que la lecture est émancipatr­ice, que la littératur­e « peut tout embrasser de la diversité du monde ».

François Poirié

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