VALÉRIE BELIN
Qu’il s’agisse de visages, de corps ou d’objets, qu’elles soient en noir et blanc ou en couleurs, les grandes photographies de Valérie Belin font plus qu’arrêter le regard. Elles le troublent en instillant le doute dans la représentation. Le Centre Pompidou consacre une exposition, les Images intranquilles (24 juin-14 septembre), à l’artiste française née en 1964. La trentaine d’oeuvres réunies, issues de séries réalisées depuis 1998, soulignent combien Valérie Belin, attachée au médium photographique et à ses évolutions techniques, a été amenée à renouveler sa pratique. Les Images intranquilles présente des oeuvres issues d’une douzaine de séries parmi la quarantaine que vous avez réalisées à ce jour. C’est une exposition transversale mais ce n’est pas une rétrospective. Quel point de vue a été adopté ? Clément Chéroux, commissaire de l’exposition, a choisi le prisme de l’« inquiétante étrangeté », ou « inquiétante familiarité », un concept freudien. Ce sentiment survient notamment lorsqu’en apercevant son propre reflet dans une vitre on pense tout d’abord qu’il s’agit de quelqu’un d’autre. On peut effectivement retrouver ce phénomène de non-reconnaissance dans mon travail. Cette notion renvoie ainsi, pour moi, au cliché et au stéréotype. Mes sujets ont tous un statut de cliché, d’image très codifiée. Mais ces clichés se dérobent car on ne reconnaît pas ce que l’on voit. Par exemple, dans les Mannequins de 2003, le cliché se trouble, il perd son apparente évidence. La beauté si reconnaissable se dissout au profit d’une plastique vide accrue par la taille des tirages : regards dépourvus d’expression, peaux trop lisses, modelés aux ombres trop graphiques. Apparaissent le faux, le froid, voire le mortifère. L’exposition s’articule autour de votre dernière série, les Super Models, qui reprend le motif du mannequin de vitrine déjà utilisé. Ce n’est pas la première fois que vous revenez sur un sujet. Je m’attache à montrer des stéréotypes et à les déconstruire en créant un trouble qui remet en cause leur évidence. Au départ, il s’agissait plus de typologies : les Bodybuilders de 1999, les Black Women, les Transsexuels et les jeunes mannequins d’agence de 2001 photographiés de manière anthropologique. Puis, le mannequin de vitrine s’est imposé en tant que stéréotype par excellence. Finalement, je suis passée de sujets dont on pouvait percevoir l’aspect vivant à des sujets qui l’avaient perdu. On doute de plus en plus de leur réalité. Le mannequin participe de cette logique de désincarnation, de déréalisation et de perte du vivant. En 2003, les mannequins de vitrine étaient photographiés en noir et blanc. La précision était quasi chirurgicale. Cet hyperréalisme avait pour effet paradoxal de déréaliser mon sujet. Aujourd’hui, j’utilise la couleur et la surimpression. Il ne s’agit pas de donner vie à l’inanimé, mais de mettre en place un jeu de miroir qui mine le cliché de l’intérieur. Il est comme exorbité par l’exaltation de sa puissance. L’artifice de la surimpression fait mieux surgir la vacuité du stéréotype.
L’ARTIFICE DU VIVANT
La quasi-totalité des photographies de l’exposition figure des visages et des corps humains. Seules trois oeuvres, des séries Meat (1998), Engines (2002) et Fruit Baskets (2007), n’ont pas l’humain pour sujet. Quel est leur rôle ? Celui de contrepoint. Mes photographies de viande, qui évoquent des figures d’écorchés, étaient une manière de montrer, par des chemins détournés, le corps humain. Cette fausse chorégraphie de morceaux inertes devait insuffler de la vie à quelque chose de mort. Le moteur est une nature morte qui tranche avec l’iconographie traditionnelle du genre. C’est aussi le parfait équivalent d’un organe humain. Ces tuyaux et durites restés à l’état brut lui donnent un aspect organique, presque vivant. Le corps est derrière ces deux images. Qu’en est-il de la corbeille de fruits ? Son étrangeté est due à la couleur qui donne l’impression que les fruits sont artificiels alors qu’ils sont vrais. Cet artifice fait écho à celui de la danseuse du Lido de 2008 ou des Man
nequins de 2003 avec lesquels elle dialogue dans l’exposition. Elle illustre plutôt l’artifice du vivant. Le titre de l’exposition, les Images intran
quilles, est surprenant venant d’une artiste attachée à l’emploi du terme précis de « photographie », par opposition à celui plus générique d’« image ». Comment expliquer ce changement lexical ? Lorsque j’emploie le terme « photographie », je fais plus référence au processus que j’ai choisi comme moyen, qu’au résultat final. Le résultat de la photographie est une photographie, mais c’est aussi une image, au même titre qu’une peinture est aussi une image. Le noir et blanc, ou la métaphore de l’empreinte, n’était en quelque sorte que l’artefact d’un procédé encore très marqué par son caractère « analogique » à l’époque où j’ai commencé à l’utiliser. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, à l’heure du numérique. Il me semble qu’il est plus juste, désormais, de dire qu’on produit « des images » plutôt que « des photographies ». Mon travail est donc sans doute aujourd’hui plus « pictural » que « photographique », mais il l’était déjà à l’origine.