J.-L. GODARD O. SÉGURET, G. DIDI-HUBERMAN
l’histoire et le roman
Georges Didi-Huberman Passés cités par JLG. L’OEil de l'histoire, 5 Minuit
Cinquième opus d’une vaste réflexion sur le pouvoir des images et leur capacité à dire l’histoire, ces Passés cités (entendre pas
cécité, l’auteur faisant sans cesse sonner les polysémies d’un sujet qu’il va déplier dans ses ramifications complexes) interrogent, à partir de la pratique du montage riche et parfois contradictoire de Jean-Luc Godard, la manière dont on peut faire et contrefaire de l’histoire avec des formes visuelles. Après avoir mis au jour dans ses précédents ouvrages les stratégies singulières par lesquelles « les images prennent position » et déploient un travail de « connaissance par le montage », Georges Didi-Huberman remet en jeu cette problématique en disséquant le statut et les usages de la citation chez Godard. Il en densifie les enjeux en étudiant, pardelà le dédale de l’identification des sources, comment le cinéaste, dans une démarche qui se refuse à choisir entre une approche lyrique et savante, produit de nouvelles possibilités de connaissance (cette économie citationnelle s’élabore notamment par des « cadrages » de phrases ou d’images). Il voit en effet en Godard l’un de ces artistes qui « tentent de faire acte de regard et de parole pour que le passé passe vraiment ». Citer et remonter les passés pour les faire comparaître « au procès toujours ouvert de notre histoire présente » permet d’établir des « constellations » entre « l’autrefois et l’àvenir » et de forger une pensée politique et critique du monde. Avec l’exemplaire machine à voir et à revoir que sont les His
toire( s) du cinéma, l’auteur reconnaît à Godard le courage d’assigner le cinéma au tribunal de l’histoire, en rendant présence et justice aux points aveugles de l’histoire du 20e siècle. Ne visant jamais une supposée vérité universelle de l’art, mais plutôt l’énigme de l’image prise dans sa singularité et approchée « dans la genèse d’une contradiction », DidiHuberman soutient l’idée qu’il faut faire face aux images pour ne pas les abandonner au refuge de l’« impensable » ( Images mal
gré tout défendait déjà les « images composites » des Histoire(s)). De même, s’il est acquis que Godard est un grand cinéaste, l’au- teur n’en questionne pas moins ses dérives et ses abus de pouvoir, par le démontage minutieux de ses articulations d’images qui délivrent avec une clairvoyance inouïe ou parfois par des raccourcis coupables une vision très personnelle de l’histoire.
SUBDIVISER POUR MIEUX MONTER
Car le montage n’est pas une valeur en soi : il peut être discutable idéologiquement ou fécond s’il ouvre un espace critique où chaque image est susceptible de remettre en question les autres. La citation chez Godard recouvre elle aussi des usages contrastés qui procèdent d’une « attitude modeste et vorace » à la fois, et dont Didi-Huberman se demande si elle contribue à asseoir une autorité ou à produire une fécondité heuristique. On pense ici, par exemple, au plan des trapézistes emprunté à Agnès Varda qu’il dé
forme dans Film socialisme en symbole d’une main tendue entre Israël et Palestine, dépeçant de son sens ce qui ne serait qu’une matière première à raffiner. La citation opère simultanément comme « parade » et « parure », elle permet de disparaître derrière la figure citée, mais ce retrait redouble le pouvoir de l’« organisateur conscient » des citations. Le geste autoritaire de leur effacement pose question à Didi-Huberman qui favorise un usage de l’érudition donnant au lecteur-spectateur la liberté de « refaire le chemin pour son compte ». À l’inverse de son « jumeau antipode » Pasolini qui appelait l’auteur à suspendre son autorité pour laisser entendre la langue de l’autre, ou de la « modeste clarté » d’Harun Farocki auquel il le confrontait dans Remontages du temps
subi, Godard « prend les images sans les rendre » et donne à admirer le style si caractéristique qu’il imprime à des montages dont il a toujours le dernier mot. La posture d’énonciation adoptée par Godard n’est ainsi pas exempte d’ambiguïtés : artiste bifide, historien et philosophe-poète dans la lignée de la « puissance littéraire de regard » d’un Malraux, il s’appuie au gré de ses discours plutôt sur l’un ou sur l’autre, tiraillé entre la volonté d’une mise en relation « objective » des faits et un élan lyrique émancipé de la rigueur historienne. Cette dualité se rejoue également au coeur de sa pratique du montage et du langage : les mots d’ordre et les images sans discussion cohabitent avec un langage « disloqué et d’une profonde hésitation ». Didi-Huberman distingue deux procédures que sont la « mise en poème du monde », ouverte à la multiplication des possibles, et sa « mise en formule » appauvrissante, issue de sa période militante où Godard faisait « rimer Mao avec Rimbaud » – rime pauvre selon l’auteur, qui voit la faculté d’associer librement du cinéaste se dissoudre dans un impératif d’efficacité. Au niveau du montage, cela se traduit par l’alternance de formes fermées et ouvertes, la clarté simpliste du « diviser en deux » alternant avec la densité interprétative de la « division multiple ». Didi-Huberman commente plusieurs rapports d’images qui lui apparaissent « historiquement injustes et politiquement faibles », notamment la brutalité simplificatrice des « montages duels » avec laquelle Godard traite la question juive (le fameux montage Golda Meir/Hitler d’Ici et ailleurs). Ces montages conduisent non seulement à une réduction du sens mais à une altération de l’histoire, les Juifs n’étant cités que pour être dépossédés de leur histoire et réinsérés dans un récit qui les met à la place des bourreaux d’hier. Alors même que le cinéaste agence souvent avec une grande pertinence les images et enrichit leurs relations, Didi-Huberman pointe aussi leurs limites en l’enjoignant à revisiter certains montages. La manière singulière qu’a Godard de faire de l’histoire s’avère opérante dès lors qu’il choisit d’opter pour un lyrisme ouvert, prompt à faire « exploser, de façon centrifuge, nos façons habituelles de voir un document historique » pour nous léguer une authentique connaissance des passés cités.