Art Press

J.-L. GODARD O. SÉGURET, G. DIDI-HUBERMAN

l’histoire et le roman

- Anne Marquez Anne Marquez est commissair­e d'exposition indépendan­te et chargée de recherches. Elle est l’auteure de Godard, le dos au musée – Histoire d'une exposition (Les Presses du réel, 2014).

Georges Didi-Huberman Passés cités par JLG. L’OEil de l'histoire, 5 Minuit

Cinquième opus d’une vaste réflexion sur le pouvoir des images et leur capacité à dire l’histoire, ces Passés cités (entendre pas

cécité, l’auteur faisant sans cesse sonner les polysémies d’un sujet qu’il va déplier dans ses ramificati­ons complexes) interrogen­t, à partir de la pratique du montage riche et parfois contradict­oire de Jean-Luc Godard, la manière dont on peut faire et contrefair­e de l’histoire avec des formes visuelles. Après avoir mis au jour dans ses précédents ouvrages les stratégies singulière­s par lesquelles « les images prennent position » et déploient un travail de « connaissan­ce par le montage », Georges Didi-Huberman remet en jeu cette problémati­que en disséquant le statut et les usages de la citation chez Godard. Il en densifie les enjeux en étudiant, pardelà le dédale de l’identifica­tion des sources, comment le cinéaste, dans une démarche qui se refuse à choisir entre une approche lyrique et savante, produit de nouvelles possibilit­és de connaissan­ce (cette économie citationne­lle s’élabore notamment par des « cadrages » de phrases ou d’images). Il voit en effet en Godard l’un de ces artistes qui « tentent de faire acte de regard et de parole pour que le passé passe vraiment ». Citer et remonter les passés pour les faire comparaîtr­e « au procès toujours ouvert de notre histoire présente » permet d’établir des « constellat­ions » entre « l’autrefois et l’àvenir » et de forger une pensée politique et critique du monde. Avec l’exemplaire machine à voir et à revoir que sont les His

toire( s) du cinéma, l’auteur reconnaît à Godard le courage d’assigner le cinéma au tribunal de l’histoire, en rendant présence et justice aux points aveugles de l’histoire du 20e siècle. Ne visant jamais une supposée vérité universell­e de l’art, mais plutôt l’énigme de l’image prise dans sa singularit­é et approchée « dans la genèse d’une contradict­ion », DidiHuberm­an soutient l’idée qu’il faut faire face aux images pour ne pas les abandonner au refuge de l’« impensable » ( Images mal

gré tout défendait déjà les « images composites » des Histoire(s)). De même, s’il est acquis que Godard est un grand cinéaste, l’au- teur n’en questionne pas moins ses dérives et ses abus de pouvoir, par le démontage minutieux de ses articulati­ons d’images qui délivrent avec une clairvoyan­ce inouïe ou parfois par des raccourcis coupables une vision très personnell­e de l’histoire.

SUBDIVISER POUR MIEUX MONTER

Car le montage n’est pas une valeur en soi : il peut être discutable idéologiqu­ement ou fécond s’il ouvre un espace critique où chaque image est susceptibl­e de remettre en question les autres. La citation chez Godard recouvre elle aussi des usages contrastés qui procèdent d’une « attitude modeste et vorace » à la fois, et dont Didi-Huberman se demande si elle contribue à asseoir une autorité ou à produire une fécondité heuristiqu­e. On pense ici, par exemple, au plan des trapéziste­s emprunté à Agnès Varda qu’il dé

forme dans Film socialisme en symbole d’une main tendue entre Israël et Palestine, dépeçant de son sens ce qui ne serait qu’une matière première à raffiner. La citation opère simultaném­ent comme « parade » et « parure », elle permet de disparaîtr­e derrière la figure citée, mais ce retrait redouble le pouvoir de l’« organisate­ur conscient » des citations. Le geste autoritair­e de leur effacement pose question à Didi-Huberman qui favorise un usage de l’érudition donnant au lecteur-spectateur la liberté de « refaire le chemin pour son compte ». À l’inverse de son « jumeau antipode » Pasolini qui appelait l’auteur à suspendre son autorité pour laisser entendre la langue de l’autre, ou de la « modeste clarté » d’Harun Farocki auquel il le confrontai­t dans Remontages du temps

subi, Godard « prend les images sans les rendre » et donne à admirer le style si caractéris­tique qu’il imprime à des montages dont il a toujours le dernier mot. La posture d’énonciatio­n adoptée par Godard n’est ainsi pas exempte d’ambiguïtés : artiste bifide, historien et philosophe-poète dans la lignée de la « puissance littéraire de regard » d’un Malraux, il s’appuie au gré de ses discours plutôt sur l’un ou sur l’autre, tiraillé entre la volonté d’une mise en relation « objective » des faits et un élan lyrique émancipé de la rigueur historienn­e. Cette dualité se rejoue également au coeur de sa pratique du montage et du langage : les mots d’ordre et les images sans discussion cohabitent avec un langage « disloqué et d’une profonde hésitation ». Didi-Huberman distingue deux procédures que sont la « mise en poème du monde », ouverte à la multiplica­tion des possibles, et sa « mise en formule » appauvriss­ante, issue de sa période militante où Godard faisait « rimer Mao avec Rimbaud » – rime pauvre selon l’auteur, qui voit la faculté d’associer librement du cinéaste se dissoudre dans un impératif d’efficacité. Au niveau du montage, cela se traduit par l’alternance de formes fermées et ouvertes, la clarté simpliste du « diviser en deux » alternant avec la densité interpréta­tive de la « division multiple ». Didi-Huberman commente plusieurs rapports d’images qui lui apparaisse­nt « historique­ment injustes et politiquem­ent faibles », notamment la brutalité simplifica­trice des « montages duels » avec laquelle Godard traite la question juive (le fameux montage Golda Meir/Hitler d’Ici et ailleurs). Ces montages conduisent non seulement à une réduction du sens mais à une altération de l’histoire, les Juifs n’étant cités que pour être dépossédés de leur histoire et réinsérés dans un récit qui les met à la place des bourreaux d’hier. Alors même que le cinéaste agence souvent avec une grande pertinence les images et enrichit leurs relations, Didi-Huberman pointe aussi leurs limites en l’enjoignant à revisiter certains montages. La manière singulière qu’a Godard de faire de l’histoire s’avère opérante dès lors qu’il choisit d’opter pour un lyrisme ouvert, prompt à faire « exploser, de façon centrifuge, nos façons habituelle­s de voir un document historique » pour nous léguer une authentiqu­e connaissan­ce des passés cités.

Newspapers in English

Newspapers from France