Art Press

TRISTAN GARCIA

C. LISPECTOR CASANOVA

- interview par Laurent de Sutter LDS

Tristan Garcia représente une exception : celle d’un créateur aussi à l’aise et aussi radical dans le domaine de la pensée que dans le domaine de l’écriture. Depuis la publicatio­n de la Meilleure part des

hommes, qui lui avait valu le prix de Flore en 2008, à l’âge de vingt-sept ans, il n’a cessé de creuser de manière parallèle son oeuvre philosophi­que et son oeuvre littéraire, et à en faire un lieu de passage obligé pour quiconque s’intéresse au contempora­in. Car s’il est désormais considéré, en philosophi­e, comme une figure majeure du réalisme spéculatif, il est aussi, de plus en plus, reconnu comme un des plus fins anatomiste­s des cadavres abandonnés par le modernisme. Après Mémoires de la jungle, les Cordelette­s de

Browser ou Faber, 7, sous-titré « romans » (au pluriel), en offre une fois de plus l’exemple éclatant – celui d’un roman gigogne disséquant l’une après l’autre toutes les illusions qui ont, un jour, constitué la chair de la modernité. 7, ce sont sept vies confrontée­s à des événements extraordin­aires, à des possibilit­és inouïes, et qui échouent toutes à prendre la mesure de ce qui leur est offert : sept manières d’entrevoir, puis de perdre, la solution à la finitude. Entre la grande fresque d’époque, l’étude de moeurs, la méditation sur ce que peut-être une vie réussie, et la fable de science-fiction, c’est peut-être, à ce jour, son oeuvre de fiction la plus réussie – une oeuvre qui, de manière paradoxale, ne cesse de désigner un au-delà possible à la fiction.

Quoiqu’il soit annoncé comme un roman, 7 n’en est pas vraiment un. Mais il n’est pas non plus un recueil de nouvelles. Il est plutôt un ensemble de récits finissant par trouver une significat­ion globale au fur et à mesure que le lecteur découvre la manière dont ils se répondent. Des récits qui sont autant de « vies majuscules », comme Pierre Michon parlait de « vies minuscules ». C’est une forme nouvelle pour vous. Qu’est-ce qui a pré

sidé à son invention ? L’écriture d’un roman a souvent tendance à produire un effet d’amnésie, un effacement progressif des différente­s étapes qui y ont mené. Mais si je devais les reconstitu­er, je dirais que 7 a deux origines. La première, qui se manifeste dans les épigraphes ouvrant chaque « roman », tient à des liens d’amitié que j’avais envie d’honorer. Des liens d’amitié construits autour de discussion­s et d’obsessions partagées à propos du rock, du gauchisme en France ou de l’ufologie. Quant à la seconde, elle relève du sentiment que j’avais d’avoir achevé une partie de ce que je voulais écrire. Ce qui m’intéresse, désormais, est la recherche d’une nouvelle forme romanesque qui puisse offrir une première approximat­ion de ce que j’appellerai­s une « grande forme » romanesque pour le présent. C’est la raison pour laquelle, dans 7, j’ai essayé petit à petit d’adapter au contexte du roman une forme orientale, venue du bouddhisme et de l’hindouisme : la forme du samsâra, de la circulatio­n des identités, du cycle infini de renaissanc­es que connaît un individu. Cette forme est tout à fait adéquate à l’invention d’une épopée contem- poraine : la grande roue identitair­e du samsâra n’est rien d’autre qu’une immense histoire de la souffrance vécue par les mêmes âmes dans différente­s incarnatio­ns. Le problème du « grand roman », en général, est en effet qu’à force d’avoir raconté des histoires, le déroulemen­t de l’Histoire humaine linéaire et du progrès, qui servait de soubasseme­nt au roman du 19e siècle, est devenu d’abord suspect puis source d’ennui. On baille d’avance à l’idée d’entendre un roman de formation, qui nous raconte étape par étape le cheminemen­t d’un ou de plusieurs esprits vers un but – quel but ? Et comme je ne crois pas pour autant à un retour à des formes mythiques, circulaire­s, de représenta­tion du temps, j’ai voulu inventer une forme de négociatio­n entre le linéaire, le fait de raconter une histoire du début à la fin, et puis le cyclique. Du reste, cette idée n’est pas totalement originale : dans ses Chroniques des années noires, Kim Stanley Robinson avait déjà recouru au samsâra pour raconter l’uchronie d’une modernité qui ne serait pas apparue en Occident, ravagé par la Peste, mais en Orient. De même, l’idée d’une tache de naissance, permettant de tracer une même âme d’incarnatio­n en incarnatio­n, se retrouve entre les lignes de Cloud Atlas de David Mitchell, et plus explicitem­ent dans le film qu’en ont tiré les Wachowski. Ce que je voulais, c’était essayer de dépasser le cadre du petit roman contempora­in, en tant qu’il se refuse à excéder les limites des vies individuel­les, pour retrouver le goût des grandes formes. Mais pour cela, il faut s’appuyer sur l’image de quelque chose de plus large que chacune de

nos existences, que notre biographie, ou même que notre famille. Le roman moderne croyait encore, au moins un peu, dans la Société et dans l’Histoire, en tant que puissances excédant les vies individuel­les bornées par la naissance et par la mort ; j’ai voulu remplacer ces puissances, qui ont perdu leur crédit, par une autre : la puissance archaïque du cycle, du cercle tragique, du retour du même de vie en vie, pour pouvoir raconter des dizaines d’existences.

De fait, la première singularit­é de 7 est celle du récit : c’est un livre qui raconte. Mais il ne raconte pas n’importe comment: il le fait en empruntant beaucoup à la science-fiction ou au fantastiqu­e. Fautil en déduire que relancer la grande forme romanesque passe désormais par une appropriat­ion nouvelle du langage des

genres ? Je pense que nous sortons déboussolé­s d’un moment très court mais très intense de l’histoire de la littératur­e : les trente ou quarante années durant lesquelles la littératur­e a pris pour objet principal son propre matériau : la langue, la voix, le « je », mais aussi les structures narratolog­iques. Durant cette période réflexive et exploratoi­re, dont les expression­s furent très diverses, du blanchotis­me au Nouveau Roman, de Tel Quel à l’OuLiPo, c’est la littératur­e de genre qui a préservé le trésor de la forme narrative, le trésor anthropolo­gique du récit. Elle a gardé avec amour la vieille maison du récit, pendant que la littératur­e partait chercher fortune ailleurs. Mais ce moment est derrière nous. Tout le monde revient à la maison, tout le monde veut faire du genre, et trouver un moyen de raconter, même si c’est en rusant. Dès lors que les différents genres (polar, science-fiction, fantasy, etc.) peuvent être réappropri­és, en droit, par n’importe quel écrivain, la question qui se pose à présent est celle du partage de ce trésor. Et là, nous nous trouvons confrontés à plusieurs possibilit­és. La première, qui a été choisie par la plupart des « postmodern­es », est celle d’un rapport se voulant ludique et décomplexé avec le récit et la manière dont les multiples genres l’ont fait survivre. Dans des styles très différents, prenez le rapport de Jean Echenoz au roman d’aventure, par exemple, ou celui de Thomas Pynchon au roman noir. Le problème de ce choix d’amateur éclairé, qui joue consciemme­nt avec ce qu’il a aimé innocemmen­t, c’est qu’il implique que, en dernière instance, la grande littératur­e devienne l’intelligen­ce adulte et que les genres représente­nt la spontanéit­é enfantine ; tout est séparé en deux : le pur récit, ce n’est pas tout à fait intelligen­t, mais c’est ce qui fait instantané­ment plaisir ; la littératur­e, c’est intelligen­t, mais ce n’est pas un plaisir immédiat. On se retrouve coincés par la division du travail entre le coeur innocent et le cerveau conscient. La seconde possibilit­é, qu’on pourrait qualifier de « foi du charbonnie­r » dans la littératur­e de genre, consiste à faire comme si rien n’avait changé, et à écrire du genre au premier degré, de la même manière qu’à l’époque où ils jouaient le rôle de conservate­urs du trésor du récit. Le problème, ici, est que les genres qu’on a aimés ne se portent plus très bien : la science-fiction a été tout entière dévorée par la fantasy ; quant au roman policier, surtout français, il est dans un état de catatonie, épuisé par son exploitati­on industriel­le comme littératur­e de divertisse­ment de la classe moyenne. Il s’agit de formes abîmées, qui sortent du 20e siècle dans un état de ruine paradoxal, et avec lesquelles il est difficile de pouvoir inventer quoi que ce soit de nouveau au premier degré. D’où la troisième possibilit­é, à laquelle je m’intéresse : parvenir à témoigner d’un amour inconditio­nnel et sincère pour ces genres, sans pour autant s’y enfermer comme dans une prison. La forme cyclique, de ce point de vue, paraît offrir une solution élégante, puisqu’elle permet d’entrer et de sortir des genres à volonté, mais sans effet de collage ou de simple juxtaposit­ion.

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Tristan Garcia (Ph. C. Hélie / Gallimard)

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