Le feuilleton de Jacques Henric M. Delon, A. Jaubert, J.-C. Hauc
Michel Delon Album Casanova Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » Alain Jaubert Casanova l’aventure Gallimard Jean-Claude Hauc Sade amoureux Les Éditions de Paris
Suite et fin, en volumes de la Pléiade, d’Histoire de ma vie. Tout acheteur de ces deux ultimes tomes aura droit au précieux Album Casa
nova dû à un spécialiste du 18e siècle, Michel Delon, grand connaisseur de la littérature libertine, de Sade (sous sa direction, les trois volumes des OEuvres de Sade à la Pléiade), et de Casanova, notamment. Dans cet album richement illustré, il remet ses pas, avec une vigilante et louable discrétion, dans ceux de l’illustre mémorialiste vénitien. Dès les premières pages, il fait un sort à l’interrogation qui n’a cessé de tarauder les commentateurs successifs d’Histoire de ma vie : bluff ou pas, cette autobiographie ? Trop belles, trop invraisemblables pour être vraies, ses aventures ? Il en a fallu de fins limiers, de sagaces fouilleurs d’archives, pour vérifier les dires du mémorialiste ! Michel Delon rappelle que les casanovistes constituent une sorte de secte travaillant à la loupe. Mais qu’importe qu’il ait enjolivé les épisodes de ses conquêtes amoureuses, qu’il les ait épicés en piochant dans de grands textes de la littérature universelle dont il était, faut-il le rappeler, fin connaisseur, l’essentiel est qu’il ait donné à celle-ci une nouvelle grande oeuvre, dont, si l’on en juge aux commentaires critiques qu’elle ne cesse de susciter, on n’est pas près d’avoir fait le tour. Du coup, les sempiternelles finasseries sur les différences entre fiction, autofiction, autobiographie, sont bien malvenues pour comprendre ce que Michel Delon appelle « le travail romanesque de r éinvention du passé ». Vénitien, mais écrivain français majeur, Casanova a été, par son refus des morales de son temps (qui sont toujours les nôtres, mais aggravées), par ses défis aux pouvoirs politiques, un des porte-parole des Lumières, et à ce titre, nos pouvoirs politiques d’aujourd’hui, nos trissotins faiseurs de programmes scolaires, nos ministres incultes seraient bien inspirés, plutôt que de réduire à une part congrue l’enseignement des Lumières, de donner à lire et commenter dans tous les collèges, lycées et universités cette fabuleuse et combien subversive histoire d’une vie.
UN VRAI ROMAN
Puisque Michel Delon parle de travail « romanesque » à propos d’Histoire
de ma vie, pourquoi Alain Jaubert ne publierait-il pas un livre sur Casanova dans le cadre de la rentrée « romanesque » de septembre ? D’où le titre : Casanova l’aventure. Un livre d’aventures donc, et si pas vraiment un roman, au moins des récits, comme il est indiqué sur la couverture. Alain Jaubert, lui aussi met ses pieds dans ceux de son héros, mais en se donnant de bien saines libertés. Il va son train, saute les années, revient en arrière, néglige certains épisodes de la vie de son Giacomo, se focalise sur d’autres dont il pense avec raison qu’ils lui donnent un accès plus profond à la connaissance de celui qui fut à la fois un impénitent dragueur en même temps qu’un amoureux passionné. Jaubert a notamment de belles pages sur le « savoir » que Casanova a puisé auprès des femmes. Et, la plupart du temps, de femmes « libres », précise Jaubert, c’est-à-dire pouvant se détacher aussi facilement de lui, que lui d’elles. Ce qui ne l’empêche pas, ayant été, adolescent, initié par des femmes qu’il qualifie de « femmes enchantées », d’avoir acquis précocement un « savoir » sur ce qu’est l’hystérie féminine dans tous ses états, excellente propédeutique pour qui veut se « faufiler » au mieux dans l’existence, notamment, quand on est un libertin, entre femmes « libres » et « femmes enchantées », entre femmes d’une beauté « qu’aucun philosophe n’a jamais su définir » et harpies à la Charpillon. C’est parce qu’il est très attentif au signifiant qu’Alain Jaubert a relevé les récurrences du verbe « se faufiler » dans
Histoire de ma vie. Se faufiler, c’est à la fois se donner le pouvoir de « tout connaître, tout voir, tout explorer », c’est aussi, ajoute Jaubert, se donner la maîtrise de filer au mieux son récit. Des femmes, de la politique, du contrat social reposant sur un « crime commis en commun », Casanova a tout compris. Un précurseur de Freud ? C’est plaidable. « Tout peuple est une union de bourreaux », écrit-il, après avoir vu la jouissance d’une populace devant le supplice de Damiens sur la place de Grève. Homme des Lumières ? Oui, mais pas celles qui ont mené à la Terreur. Incarnation, selon Jaubert, du surhomme au sens où l’entendait Nietzsche ? Son oui à la vie autorise l’hypothèse. Grand écrivain français ? On le dit, Jaubert le montre, parmi les preuves à l’appui, son analyse de l’utilisation savante que fait Casanova des temps des verbes, du jeu entre passé composé, imparfait, passé simple, qui fait de son écrit une langue orale, un style parlé où l’émotif a sa place. Casanova, précurseur de Céline ? Mais oui !
VRAI ET FAUX MONSTRE
Je voudrais aussi signaler un essai écrit par un de ces casanovistes dont parlait Michel Delon, qui n’en est pas moins, très logiquement, grand lecteur de Sade. Jean-Claude Hauc, qui fut dans les années 1970-80 collaborateur de Textuerre, une revue d’avant-garde littéraire, s’intéresse également depuis cette époque au 18e siècle et aux auteurs libertins. Cette fois, dans son Sade amou
reux, il met la lumière sur un grand seigneur contemporain du marquis, le comte de Charolais, arrière-petitfils du Grand Condé, qui, sous la Régence, défraya la chronique par ses crimes atroces de demi-dément, mais qui, en tant que prince du sang, bénéficia sa vie durant d’une totale impunité. Quelle différence y a-t-il entre un sadiste et un sadique, entre un homme qui écrit le mal et celui qui le commet, entre un tueur et un écrivain qui se met « hors du rang des assassins », pour reprendre la formule de Kafka ? Lisez le livre de Hauc qui nous propose une vertigineuse descente dans les enfers de notre histoire. Sade, enfant, l’a connu ce Charolais. N’ayant jamais commis de crimes, n’en déplaise à Michel Onfray, sauf celui d’écrire ses livres, Sade sera incarcéré trente ans. Quant au Gilles de Rais, c’est ainsi que Sade l ’appelait, décrit par ses contemporains comme un immonde « bedonnant avec de gros yeux à fleur de peau », descendant d’un nain bossu (ah ! les effets des incestueuses lignées de l’aristocratie d’alors…), il a pu sans être inquiété, parmi l’incalculable nombre de ses crimes odieux, s’amuser, de retour de chasse, à tirer en passant au mousquet, comme un lapin, un commerçant sur le pas de sa porte, ou prendre pour cibles les couvreurs travaillant sur l es toits. Comte, prince du sang, intouchable ! Pauvre marquis, avec son petit fouet et ses bonbons de cantharide ! Décidément, les Lumières se faisaient attendre.